Autour de
Gutaï
Entretien
Ben et Michel Batlle
Paru dans le N°3 de " Aborigènes et Exotiques "
- Toulouse - juillet1986
MICHEL BATLLE:
A la veille de l'exposition "Japon des avant-gardes "
au Centre Pompidou à Paris tu me dis qu'il s 'agit là
de la deuxième expo de Gutaï dans ce même lieu
?
BEN: Oui...en
quelque sorte
et c'est exact! car pour l'inauguration du Centre
Pompidou, j'avais réalisé dans le premier étage
de mon magasin une petite exposition de documents et de photos sur
le groupe avec un petit tableau de Tanaka. - C'était donc
la première manifestation publique en France sur Gutai- et
en plus au centre Pompidou.
M.B. -Entre
1970 et 1976 tu as souvent écrit sur le grou-pe japonais
Gutaï pour dire qu'il était un mouvement novateur resté
malheureusement méconnu. Aujourd'hui, avec les expositions
de Dusserldof, d'Oxford de Madrid de Gênes et bientôt
celle du centre Pompidou à Paris, cette lacune est comblée.
Cependant, as-tu quelque chose de nou-veau à nous dire ?
BEN : Ce qui
m'intéresse aujourd'hui c'est de parler des relations de
pouvoir entre les cultures, seule clef à partir de laquelle
nous pouvons comprendre pourquoi il a fallu si longtemps pour que
le Gutaï soit accepté à titre d'égalité
avec ce qu'on appelle communément l'avant-gar-de.
Dans le monde d'aujourd'hui en 1986, toutes les cultures sans exception
ont une activité picturale musicale, littéraire. Néanmoins,
toutes ne sont pas considérées par nous comme faisant
de la création d'avant-garde contemporaine. Quand un kurde
on un lapon réali-se une sculpture aujourd'hui, elle est
classée par les occidentaux dans le tiroir " art traditionnel
" ou " art primitif " même " ethnologique
" ou " supposé intéresser les ethnolo-gues
" . Le jugement esthétique qu'on aurait pu supposer
neutre par rapport à la politique, ne l'est pas du tout.
J'entends par là qu'un ob-jet fabriqué par un homme
est con-sidéré différemment dans l'échelle
du beau et du laid, du nouveau et du non nouveau, de l'important
et du non important dans l'art selon les rapports de force qu'entretient
son peuple avec le peuple regardeur . Il est donc important pour
moi, avant de vouloir démontrer quoi que ce soit, sur le
plan "nouveau " ou esthétique de l'art japonais
dit d'avant-garde, de souligner le contexte du rapport de force
dans lequel il s'inscrit aujourd'hui en 1986. C'est ce que j'appelle
mon analyse ethniste de la situation. Ainsi, si le Gutai entre à
Beaubourg par la grande porte, c'est que le pouvoir économique
est là pour l'imposer .
M.B. - En 1925
avec le groupe MAVO et en 1956 avec le groupe GUTAI, le Japon fait-il
oui ou non de l'avant-garde ou ces deux mou-vements ne sont-ils
que du mimétis-me pour ne pas dire de la copie de ce qui
s'était passé en Occident. Dada pour le Mavo et l
'Action painting de POLLOCK pour le Gutaï ?
BEN: Non. Le
Japon ne copie pas plus que les mouvements Européens ne se
copient eux mêmes. Il est indiscutable que le Japon regarde
en 1925 DADA et en 1956 l'Ac-tion Painting mais l'art Occidental
avance de la même manière. Pollock regarde bien Masson
et les Dadaïs-tes regardent bien les futuristes donc de quel
droit réclamer aux Japonais un nouveau spontané. Ils
agissent dans leur recherche du nou-veau exactement comme tout le
monde: choc des cultures et apport d'autre chose, et apport indiscuta-ble
il y a car, lorsque KOZUO SHI-RAGA regarde une photo de POLLOCK
en train de peindre avec les mains par terre et que ça lui
inspire de peindre avec les pieds c'est tout à fait autre
chose qui apparaît. Et je dirais qu'il ne pou-vait en être
autrement car un Japo-nais avec sa mémoire et ses tradi-tions
s'inspirant de POLLOCK ne peut faire qu'autre chose.
MB. - Comment est-il possible que MAVO et GUTAI pour ne citer que
les groupes les plus connus soient restés historiquement
si confidentiels en tant que mouvements novateurs en occident et
surtout au Japon ?
BEN: Les raisons
en sont multiples, pour le MAVO entre autres, la pré-paration
du JAPON à la guerre avec l'Occident et donc la nécessité
de structurer toute la culture japonaise en position de guerre et
d'ethnocen-trisme. Quant au Gutaï, c'est pres-que pour des
raisons diamétrale-ment contraires. L'avant-garde ne se conçoit
que dans l'immigration. Et par contre au Japon la tendance est au
maintien de la tradition. Tout cela ne changera que dans les années
70 et 80 où le pouvoir éco-nomique du Japon lui permet
de dire au monde Occidental: Nous aussi nous avons notre histoire
de l'art d'avant-garde et nous voulons rentrer dans le club. Pour
cela il leur faudra chercher dans leur pro-pre histoire qui ont
été leurs nova-teurs et ils les assumeront face à
une histoire de l'art occidentale.
M.B. - On parle
en France toujours et encore de YVES KLEIN en tant que grand novateur
de la peinture, surtout à propos de ses monochromes. D'autres
que lui avaient déjà amorcé ce virage de la
densité de la peinture et de l' hyperabstraction. Penses
tu qu'il ait copié ses monochromes chez Gutaï ?
BEN: Il était
au Japon en 1955 pour passer sa 5 ème dan de judo, il vit
l'exposition Gutaï d'Osaka dont les monochromes de TANAKA et
quand il revint à Nice il en parla à Arman et a moi-même
et c'est en 1956 qu'il réalisa ses premiers monochromes qui
à la différence de ceux de Tanaka n'étaient
pas des toiles de couleurs mais des tableaux peints. Par ailleurs,
ses anthropomorphies font penser à Gutaï dans le sens
ou les japonais travaillèrent avec leur corps. Et n'oublions
pas non plus que Pollock lui même écrit son intérêt
devant les travaux du groupe Gutaï. Quant à l'influence
du Gutaï sur le happening, j'en suis moins sur. Pourtant le
concert de silence de JOHN CAGE ne date que de 1954-55 et New-York
et Osaka étaient en relations coutumières.
MB. - Mais
pourquoi en Europe la peinture Gutaï a-t-elle été
consi-dérée comme de l'abstraction infor-melle?.(1)
BEN: Je crois
que les expositions à l'époque ont presque toutes
été chapeautées par le critique d'art TAPIE
qui a fait l'erreur grotesque de vouloir rattacher le Gutaï
à une certaine abstraction lyrique euro-péenne (Mathieu,
Degottex etc...). En faisant cela, il a étouffé le
Gutaï dans 1 'uf et en plus il en parle comme si lui
avait pondu cet uf et en le rattachant à ce qu'il défen-dait:
l'abstraction informelle pari-sienne.
M.B. - Gutaï
fut-il un groupe de peintres, de performers, d'activistes
quel
fut pour toi son apport essen-tiel ?
BEN: L'apport
essentiel du groupe Gutaï n'est pas dans l'esthétisme
(contenu de toiles qu'on accroche aux murs) - ce que Tapié
voulait faire croire - il est dans une explo-sion de matérialité
gestuelle. Ces gens là ont des idées avec la matière
et l'action. L'un travaille avec la boue, l'autre avec la fumée,
le troi-sième avec des ressorts etc... Ils attaquent tous
les sens, auditifs, visuels avec un mélange étroit
d'idée, d'action et de matière.
M.B. - Que
sais-tu sur l'exposition du centre Pompidou ?
BEN: Je n'en
sais pas grand chose car dans les dossiers de presse, il manque
toujours le plus intéressant: les tractations, les marchandages,
les pressions, les coups de pistons. En général ils
envoient deux ou trois photos et un discours lénifiant pleins
d'adjectifs et de compli-ments.
Ce qu'en fait on aimerait savoir c'est, par exemple, combien le
Japon a payé, combien la France a payé pour cette
exposition ? Qui est responsable de la sélection ? Y a-t-il
eu discussion quant à la pré-sence des artistes Japonais
de l'exté-rieur dont KUDO, ON KAWARA etc ? Est-il vrai 'que
l'exposition était au départ conçue uniquement
autour de Gutaï et que c'est sur l'insistance du Japon qu'on
y a ajouté une sec-tion " Industrie et Design ".
Quelle sera la part du budget consacré au matraquage de la
presse ? Les japo-nais vont-ils vouloir faire mieux que les Autrichiens
avec l'exposition de Vienne ? Pourquoi GERMAIN VIATTE a-t-il réalisé
cette exposi-tion d'abord à Paris et non à Mar-seille
dont il est le responsable des Musées ? Est-ce parce que
pour lui Marseille est un purgatoire et que de toutes façons
elle ne peut rivali-ser avec Paris ? BAUDIS de TOU-LOUSE aurait-il
eu la même atti-tude ? Pourquoi n'a-t-on pas invité
SHIRAKAWA, un garçon qui s'est battu pour le Gutaï et
a réalisé la première exposition de Dusseldorf
? Sera-t-il dit que TAPIÉ aura vidé le Gutaï
de son sens pendant de lon-gues années quand en réalité
c'était de l'action painting. Voilà les infor-mations
qu'on aurait voulu trouver dans les communiqués de presse
et non pas uniquement de la propa-gande culturelle.
Note (1)-
Les peintures de Gutai restent toujours pour la majorité
des conservateurs de musée comme des uvres expressionnistes
abstraites et leurs présentations muséales occulte
le propos dynamique, naturaliste, humaniste et révolté
de Gutai.
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