La créativité
artistique issue de l'influence du Zen
Michel
Batlle
Paru en 1994 dans le N° 67 de " Zen " (Fondateur Maître
Taisen Deshimaru)
Lancer
un pont entre l'Orient et l'Occident, un vieux rêve présent
dans beaucoup d'esprits curieux ou dynamiques pour des conquêtes
(de Christophe Colomb à Pearl Harbour), du commerce ou des
échanges plus spirituels.
Le
XVIlIe siècle s'extasiait sur des céramiques orientales
jusqu'à les reproduire dans ses manufactures (les fameux
décors " au chinois " ) et plus près de
nous les impressionnistes ne japonisaient-ils pas ?
Tout comme l'Art Nègre avait influencé les artistes
cubistes, les philosophies orientales et tout particulièrement
le bouddhisme zen marquèrent à leur tour la peinture
nord-américaine de l' après-guerre.
Curieux de différences, de mondes nouveaux, de perceptions
autres, ils furent des dizaines à écarter les paravents
nippons et chinois. Certains firent le voyage, les autres lurent
Lao-Tseu ou Suzuki.
Cette rencontre avec de nouveaux concepts philosophiques et une
vision nouvelle du monde allait modifier fondamentalement l'espace
du tableau peint qui perpétuait les règles et les
arcanes de la Renaissance.
Nourrie de la densité de Cézanne, Monet
ou Matisse, la peinture américaine découvrait
une nouvelle dimension : le vide. Un vide pour oublier les paternités
européennes mais aussi un vide prémonitoire qui contrebalancerait
un trop-plein, celui de la civilisation de consommation.
Marc
Tobey
Précurseur
en ce domaine, Marc Tobey, né en 1889, est fasciné
par la calligraphie qu'il étudiera en 1920 auprès
d'un maître chinois, et c'est en 1934 qu'il effectuera son
premier voyage en Chine et au Japon où il séjournera
dans un monastère zen. Le pouvoir des signes emplit toute
son oeuvre,devenant une sorte de partition sensible : " Ce
qui jadis était un arbre devint rythme. . . " Tobey
accédant à la synthèse du Jardin de Pierres
des monastères zen, à la grille des compositions de
Mondrian. Mais sa volonté sera toujours que, dans
la plus petite parcelle du réel, soient contenues toutes
les richesses de l'univers. De la prolifération et des entrelacs
de ses signes aux fameux drippings de Jackson Pollock, il n' y a
qu'un pas ; le passage, à ce que nous pourrions appeler la
"dimension américaine ", c'est à dire une
ampleur nouvelle qui met l'oeuvre à la dimension du corps,
ce dernier étant l'échelle et l'outil ; et c'est à
ce moment là que la peinture américaine prend conscience
de la réalité physique du lieu où elle est
fabriquée: les grands espaces de son territoire et la monstruosité
des villes. En cela cette peinture prend de vitesse et de force
l'Ecole de Paris.
Pollock
Ainsi
naissait, avec Pollock, ce que le critique Harold Rosenberg nomma
l'action painting, technique picturale dans laquelle le geste de
l'artiste et le fait même de peindre trouvent leur reflet
direct dans l'oeuvre une fois achevée; cette technique permettant
une totale identification de l'artiste avec son oeuvre. Mais le
pouvoir créateur du geste ne faisait qu'entamer une future
et longue carrière, du tachisme jusqu'au body-art.
On cultive dans le Zen l'intuition comme ce qui donne une connaissance
soudaine, spontanée, indépendante de toute démonstration
naturelle, elle est la voie inattendue qui se fait entendre juste
au moment nécessaire, elle guide.
Barnett
Newman " Une seule ligne pour maîtriser le chaos "
On
peut ainsi dire que les peintures de Franz Kline sont des
" actes peints " tout comme celles de la plupart des peintres
tachistes. Pour Mark Rothko l' absence de thême devient
le thême même de sa peinture, une sorte de présence-absence
avec pour obsession le côté insaisissable de la réalité.
Contrairement aux autres artistes expressionnistes abstraits, Barnett
Newman ne disperse pas ses formes. Il plante sans concession
la ligne verticale, " une seule ligne, dit-il, suffit à
maîtriser le chaos " Il se montre " simple, nu,
sans couleur " ainsi que le qualifiait Lao-Tseu du moi unique
et universel ; vidant l'espace au lieu de le remplir.
Pour tous ces artistes, la philosophie zen ouvrait de nouvelles
perspectives sur la vision du monde et sur l'homme dans sa chair
et dans son âme, devenant sa propre source et le fruit de
son acte; n'ayant rien d'un système de pensée contraignante
et rigide, mais la transmission de concepts forgés par une
expérience millénaire et toujours neuve à la
fois, celle de l'éveil. " Ici et maintenant " ,
cette notion clef met l'importance sur le présent. Ainsi
convient-il d'être complètement présent dans
chaque geste. Se concentrer ici et maintenant, telle est la leçon
zen. Le sujet étant dans l'objet et le sujet contenant l'objet.
Ad
Reinhardt " L'art en tant qu'art "
Si
Tobey avait ouvert la voie vers le Zen, Ad Reinhardt allait à
sa suite en être son symbole le plus fort dans le sens où
il devenait le " passeur " vers un art qui allait s'appeler
le Minimal art et qu'il nommait " art en tant qu'art
". Engagée dans la philosophie zen, sa peinture est
avant tout le lieu d'une expérience mystique, le lieu d'une
exprience picturale très objective. Il se donne des
règles et les suit, il est le maître et l'élève
: " La seule uvre à réaliser pour un artiste
peintre, la seule peinture est la peinture usant de la toile de
format identique, le schéma unique, un seul moyen formel,
une seule couleur monochrome, une seule division linéaire
dans chaque direction, une seule symétrie, une seule texture,
un seul passage de la brosse à main levée. "
Il ira jusqu'au bout de sa peinture avec sa série des Blacks
paintings qu'il ne cessera de peindre durant les quinze dernières
années de sa vie, afin de la pousser jusqu'à l'indivisible
et l'absolu.
Tàpies
" Suggérer le vide et réveiller le spectateur
"
Les
artistes américains n'étaient pas les seuls à
porter leurs regards vers l'Extrême-Orient ; en Europe, des
peintres tels que Wols, Mathieu, Degottex,
Yves Klein, Soulages ou Tàpies participaient
à ce même intérêt.
Forces concentrées dans l'expression de Soulages ou la simplicité
tend à l'essentiel, lyrisme de la matière et de signe
pour Tàpies: " Quand j'ai commencé à travailler
, c'est le Zen qui m'a le plus aidé à m'orienter dans
la poésie et l' art contemporains
Dans le Zen il y
a un côté méditatif, mais aussi le choc qui
secoue la pensée, qui rend une chose indigeste plutôt
que digeste. Il y a des moments où je suis réellement
contemplatif et où je me dissous dans le vide. Mais aussi
il y a ces moments où j'essaie, autrement, de suggérer
le vide et de réveiller ainsi le spectateur en le secouant
".
Mais si le Zen influençait les Occidentaux, qu'en était-il
des Japonais ?
Pour eux, il était nécessaire de se tourner vers l'Europe
ou l'Amérique afin de nourrir leur art de nouvelles informations.
Dès 1923, un groupe néo-dadaïste nommé
Mavo se fit connaître par ses actions en public; dans
son manifeste, il disait: " Nous affirmons et nions sans cesse.
Nous vivons dans tous les sens du mot de façon absolue ".
Ainsi, les J aponais allaient introduire dans l'art leur sens du
geste, de la concentration et de l'intuition en des actions parfois
proches des arts martiaux, intégrant des rituels de leur
culture traditionnelle et des préceptes du bouddhisme.
Gutai
" faire vivre la matière "
Dans
le début des années cinquante, naît le groupe
Gutai plus tourné vers la nature, il tente de retrouver
l'espace illimité de l'expression artistique pour l'ouvrir
à la vie. " L'art Gutai ne transforme pas la matière,
il donne vie à la matière. . . Faire vivre la matière
est un moyen de faire vivre l'esprit. Elever l'esprit c'est faire
entrer la matière dans le champ spirituel supérieur
". Constitué autour de Yoshihara Jiro, ses principaux
membres furent :
Shiraga Kazuo, Tanaka Atsuko, Murakami Saburo,
Motonaga Sadamasa, Shimamoto Shozo, Kanamaya Akira,
Yamasaki Tsuruko, Yoshiwara Michio...
Il serait fastidieux de citer tous les artistes qui se réclament
du Zen. En général il est difficile de le déceler,
le Zen est avant tout une pratique et une école d'humilité.
Ce texte voudrait dire que la plupart des historiens passent sous
silence l'influence du Zen sur beaucoup d'artistes, influence toujours
forte aujourd'hui car il est une ouverture et une base pour la compréhension
du monde, donc de l 'homme.
Michel Batlle
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