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Shiraga ne peint pas avec les pieds

Antonio Saura

" Commençons par écarter tous les faits, ils n'ont aucun rapport avec la question. "
Jean-jacques Rousseau.

Après quelques minutes de réflexion face à un petit autel, et après avoir déposé séparément différentes couleurs à l'huile sur la toile blanche posée sur le sol, le peintre japonais Shiraga, pieds nus, accroché à une corde suspendue au plafond, commence, sur la matière huileuse, une danse aux mouvements rapides, rythmés et précis. La toile ressemble déjà à un champ de bataille et très vite, conséquence de cette activité, agitée, qui fait alterner pauses et brusques décisions, surgissent de l'abondante matière visqueuse de larges traits, des sillons entremêlés, des croisements vertigi-neux aux densités et interférences contradictoires. La matière conserve la trace de cette technique inédite et son territoire labouré nous montre les coups de griffe d'une gestuelle à la fois féroce et sèche. Des zones de la toile restent nues; à d'autres endroits perdurent les restes d'une première action - de projection liquide -, violence aveugle censée conjurer la crainte face au blanc immaculé. Tout cela est le fruit d'un travail, réalisé dans l'éclair d'un instant et confronté à la perfection des trajectoires, nous supposons l'existence d'un projet, à première vue inconciliable avec l'opération vertigineuse du processus créatif. Une réalité, inexistante il y a encore quelques instants, se dévoile peu à peu sur la surface violentée, sur cette . surface torturée qui commence à devenir peinture.
Cette danse syncopée, malgré sa brusquerie et sa rapidité, peut difficilement être qualifiée de dionysiaque. Même si le résultat est de nature aléatoire, les mouve-ments paraissent contrôlés, comme obéissant à une méthode préétablie, à une préfiguration mentale. Ce qui semble indubitable, c'est que le peintre .accroché à
une corde, travaillant avec ses pieds nus la matière visqueuse, dans une position relativement instable, est bien "à l'intérieur du tableau" et de façon irrémédiable. ,

La fatalité recherchée, conséquence de l'emploi d'une technique inhabituelle, exige une résolution alla prima qui suppose elle-même une capacité de décision instanta-née, une accélération de l'enchaînement gestuel, une maîtrise infaillible du territoire et une connaissance des phénomènes déclenchés dans la matière. D'une certaine façon, cette immersion inéluctable dans le travail pictural, cette lutte pour donner corps à l'image d'un gigantesque maelström, tient autant de la cérémonie précise que de la pratique contradictoire -construction et destruction à la fors - consub-stantielle à l'esthétique expressionniste abstraite, et l'on vient à se demander si, au-del.1 de cette action, ne subsiste pas une ritualisation qui appartient pleinement à une culture spécifique. C'est pourquoi on peut affirmer que la peinture de Shiraga participe en même temps de deux univers esthétiques très différents: l' expressivi-té existentielle de l'art occidental et la transcendance panthéiste de l'art oriental.

Les gestes larges s'inscrivent généreusement dans la pâte modelée, la plante du pied faisant office de spatule ou de brosse, d'où la continuité prolongée et démesurée du trait, sa générosité et son apparente infaillibilité, ainsi que l'alternance du lisse et du relief, due à la superposition rythmique, A un moment donné, le peintre sort du rectangle de la toile pour ajouter de la couleur, puis reprend sa danse syncopée. Finalement, il s'immobilise devant la peinture, du côté où elle fut commencée, certi-fiant par sa signature quelles seront â l'avenir, la partie haute et la partie basse du tableau. L'œuvre, malgré la turbulence de faction et son manque apparent de sens directionnel, apparaît soudain comme le fruit d'une révélation, d'un projet d'en-semble, et il est surprenant, en tout cas, de constater chez le peintre l'absence totale de doute au moment où il considère son travail achevé. Lentement, l'action violente, et pourtant réfléchie, va se fossiliser et devenir tableau.

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Shiraga utilise ses pieds pour transmettre toute la puissance de son corps, tout son poids, et obtenir ainsi, dans la vigueur et le dépouillement, le reflet de la plus gran-de énergie possible. Les pieds sont l'instrument d'une transmission psychique, de même que, chez d'autres peintres, l'outil employé, pinceau ou spatule, voire même la projection de peinture liquide, constituent, selon des procédés plus ou moins immédiats, le véhicule de l'idée. Chaque instrument, chaque technique, comporte ses avantages et ses limites, et ouvre une trace plastique différente. Rares, cepen-dant, sont les artistes ayant découvert et pratiqué une technique entièrement nou-velle correspondant à leur besoin expressifs et qui, non seulement coïncide avec leur propre élan créateur, mais soit aussi capable de s'inscrire comme apport hété-rodoxe au fonds culturel ancestral.
Les mécanismes physiques aussi bien que psychiques propres à l'écriture peinture sont remplacés, chez Shiraga, par la rythmique du corps tout Lorsqu'il emploie ses pieds nus comme instrument pictural, il opère d'une certaine façon, à la manière d'une spatule, une spatule extrêmement particulière gigantesque, charnelle qui permet de grands sillons et une empreinte organique impossible à obtenir avec tout autre instrument manuel. Il est indubitable que cet ration des usages picturaux traditionnels produit des résultats très différents car, même si elle signifie "moins de délicatesse, d'habileté et d'intelligence", elle autorise en contrepartie, "plus de force de franchise et d'impact"( I ).

L'adoption par Shiraga de la peinture à l'huile, un matériau occidental, dense et lourd, contrastant avec le matériau habituellement utilisé dans la peinture orientale dont la légèreté est due au mélange de pigments, d'eau et de colle, signifie une rupture avec l'art traditionnel. L'un des paradoxes de l'œuvre de Shiraga peut être le plus évident, est, précisément, cette utilisation d'une matière traitée au moyen d'une technique propre, inventée et charnelle, pour refléter de façon contradictoire une accentuation des caractéristiques propres à l'art oriental. Désireux de tourner le dos à la tradition, Shiraga renouvelle celle-ci selon des principes novateurs parvenant à une rare et heureuse symbiose avec l'universel.

Dans le travail de Shiraga, l'art du geste est complété, nourri, par une esthétique de l'espace, dans un jeu de réciprocité. Un aspect fondamental de l'art oriental - paysages de l'époque Song en constituent le meilleur exemple - est la présence de la nature perçue à travers une contemplation active, sa présence instable et changeante étant traduite par une extrême économie de moyens - avec un grand raffinement pour accéder à une représentation cosmique et grandiose. Parallèlement coexiste un art calligraphique réalisé sur la surface plane du support, sans emphase spatiale et pratiqué par les artistes dans l'immédiateté d'une action fulgurante intervenant après une longue réflexion. Le travail de Shiraga participe, dans une certaine mesure, de ces deux attitudes esthétiques, l'espace créé étant le fruit de sa propre action picturale: l'objectif est bidimensionnel, sa gestuelle utilise la couleur et la matière huileuse propre à l'art occidental, mais c'est le déroulement même de son action qui crée les variations de densités, de transparences et de superposition de pigments, définissant un espace certes hasardeux, imprévu, mais dont l'effet est parfaitement connu du peintre. Cet effet, en tout cas, fait partie du processus rituel, de l'action et il a été conservé au détriment de la clarté idéographique

(I) Tadao Ogura, Kazuo Shiraga, Galerie Stadler, Paris, 1986.

Peu d'œuvres dégagent, comme celle de Shiraga, une énergie aussi inquiétante et convaincante à la fois, Cette présence constante de l'énergie est due aux différents facteurs psychotechniques mis en œuvre, Les plus évidents sont un dynamisme général, la précision des gestes conduits par un moyen insolite, le rituel de 1'action à la fois sec et brutal, la position horizontale de la toile et, dans une certaine mesure, son caractère inachevé. Tous ces facteurs, malgré les différences de matière et de procédé, sont liés à l'essence même d'un autre type d'expression, que les orientaux ont su élever au rang d'œuvre d'art: la calligraphie. Il convient donc de se demander dans quelle mesure le fantôme mental de l'idéogramme intervient dans le déroulement d'une action qui, nous l'avons souligné, n'a pas de rapport, malgré les apparences, avec un comportement dionysiaque, et si celui-ci reste présent, enfoui dans l'inconscient, malgré l'altération provoquée par le dynamisme matière. Cette question se pose tout particulièrement lorsque l'on considère deux situations qui, d'un point de vue purement plastique, sont d'une grande importance. La première a trait à des problèmes de composition. C'est-à-dire à l'heureuse rythmique générale de l'œuvre peinte et à l'inscription organique de sa gestuelle dans les limites préétablies du support. La seconde a trait à la différence entre la gestuelle de Shiraga et celle d'autres artistes occidentaux ou orientaux. Cette différence n'est pas seulement due à la maîtrise et aux résultats d'une technique insolite mais aussi à une capacité énergétique particulière, dont la manifestation comprend la parfaite convergence du corps et de la matière picturale.

Les tracés semblent réalisés de façon infaillible et, nous l'avons vu, le repentir ou la retouche sont exclus. Il se passe quelque chose de semblable dans l'art de la calligraphie extrême-orientale et, pour la première fois peut-être, en même temps qu'à la conquête de la liberté, nous assistons à la vampirisation de l'idéogramme et à sa transformation en peinture, de même que pour la première fois aussi sans doute, une pratique ancestrale se confond avec l'automatisme psychique formulé en Occident dans une proposition surréaliste fondatrice.

L'inachèvement apparent des œuvres de Shiraga est consubstantiel aux conceptions du peintre lui-même, qui n'admet d'autre perfection que celle se manifestant dans l'action. Sa peinture prend corps et se développe comme guidée par un destin dans lequel le hasard et la décision se mêlent à parts égales. C'est pourquoi, compte tenu de sa façon de peindre, toute considération sur la perfection, ou l'imperfection, de l'œuvre est dépourvue de sens, et doit faire place à un concept plastique qui correspond mieux à sa vision de l'œuvre, comme un moyen de transmission, d'énergie, c'est-à-dire à l'esthétique de l'inachevé. L'action du peintre pourrait sans doute être poursuivie interminablement, le résultat se transformant en boue informe


Peu d'œuvres dégagent, comme celle de Shiraga, une énergie aussi inquiétante et convaincante à la fois, Cette présence constante de l'énergie est due aux différents facteurs psychotechniques mis en œuvre, Les plus évidents sont un dynamisme général, la précision des gestes conduits par un moyen insolite, le rituel de 1'action à la fois sec et brutal, la position horizontale de la toile et, dans une certaine mesure, son caractère inachevé. Tous ces facteurs, malgré les différences de matière et de procédé, sont liés à l'essence même d'un autre type d'expression, que les orientaux ont su élever au rang d'œuvre d'art: la calligraphie. Il convient donc de se demander dans quelle mesure le fantôme mental de l'idéogramme intervient dans le déroulement d'une action qui, nous l'avons souligné, n'a pas de rapport, malgré les apparences, avec un comportement dionysiaque, et si celui-ci reste présent, enfoui dans l'inconscient, malgré l'altération provoquée par le dynamisme matière. Cette question se pose tout particulièrement lorsque l'on considère deux situations qui, d'un point de vue purement plastique, sont d'une grande importance. La première a trait à des problèmes de composition. C'est-à-dire à l'heureuse rythmique générale de l'œuvre peinte et à l'inscription organique de sa gestuelle dans les limites préétablies du support. La seconde a trait à la différence entre la gestuelle de Shiraga et celle d'autres artistes occidentaux ou orientaux. Cette différence n'est pas seulement due à la maîtrise et aux résultats d'une technique insolite mais aussi à une capacité énergétique particulière, dont la manifestation comprend la parfaite convergence du corps et de la matière picturale.

Les tracés semblent réalisés de façon infaillible et, nous l'avons vu, le repentir ou la retouche sont exclus. Il se passe quelque chose de semblable dans l'art de la calligraphie extrême-orientale et, pour la première fois peut-être, en même temps qu'à la conquête de la liberté, nous assistons à la vampirisation de l'idéogramme et à sa transformation en peinture, de même que pour la première fois aussi sans doute, une pratique ancestrale se confond avec l'automatisme psychique formulé en Occident dans une proposition surréaliste fondatrice.

L'inachèvement apparent des œuvres de Shiraga est consubstantiel aux conceptions du peintre lui-même, qui n'admet d'autre perfection que celle se manifestant dans l'action. Sa peinture prend corps et se développe comme guidée par un destin dans lequel le hasard et la décision se mêlent à parts égales. C'est pourquoi, compte tenu de sa façon de peindre, toute considération sur la perfection, ou l'imperfection, de l'œuvre est dépourvue de sens, et doit faire place à un concept plastique qui correspond mieux à sa vision de l'œuvre, comme un moyen de transmission, d'énergie, c'est-à-dire à l'esthétique de l'inachevé. L'action du peintre pourrait sans doute être poursuivie interminablement, le résultat se transformant en boue informe


Peu d'œuvres dégagent, comme celle de Shiraga, une énergie aussi inquiétante et convaincante à la fois, Cette présence constante de l'énergie est due aux différents facteurs psychotechniques mis en œuvre, Les plus évidents sont un dynamisme général, la précision des gestes conduits par un moyen insolite, le rituel de 1'action à la fois sec et brutal, la position horizontale de la toile et, dans une certaine mesure, son caractère inachevé. Tous ces facteurs, malgré les différences de matière et de procédé, sont liés à l'essence même d'un autre type d'expression, que les orientaux ont su élever au rang d'œuvre d'art: la calligraphie. Il convient donc de se demander dans quelle mesure le fantôme mental de l'idéogramme intervient dans le déroulement d'une action qui, nous l'avons souligné, n'a pas de rapport, malgré les apparences, avec un comportement dionysiaque, et si celui-ci reste présent, enfoui dans l'inconscient, malgré l'altération provoquée par le dynamisme matière. Cette question se pose tout particulièrement lorsque l'on considère deux situations qui, d'un point de vue purement plastique, sont d'une grande importance. La première a trait à des problèmes de composition. C'est-à-dire à l'heureuse rythmique générale de l'œuvre peinte et à l'inscription organique de sa gestuelle dans les limites préétablies du support. La seconde a trait à la différence entre la gestuelle de Shiraga et celle d'autres artistes occidentaux ou orientaux. Cette différence n'est pas seulement due à la maîtrise et aux résultats d'une technique insolite mais aussi à une capacité énergétique particulière, dont la manifestation comprend la parfaite convergence du corps et de la matière picturale.

Les tracés semblent réalisés de façon infaillible et, nous l'avons vu, le repentir ou la retouche sont exclus. Il se passe quelque chose de semblable dans l'art de la calligraphie extrême-orientale et, pour la première fois peut-être, en même temps qu'à la conquête de la liberté, nous assistons à la vampirisation de l'idéogramme et à sa transformation en peinture, de même que pour la première fois aussi sans doute, une pratique ancestrale se confond avec l'automatisme psychique formulé en Occident dans une proposition surréaliste fondatrice.

L'inachèvement apparent des œuvres de Shiraga est consubstantiel aux conceptions du peintre lui-même, qui n'admet d'autre perfection que celle se manifestant dans l'action. Sa peinture prend corps et se développe comme guidée par un destin dans lequel le hasard et la décision se mêlent à parts égales. C'est pourquoi, compte tenu de sa façon de peindre, toute considération sur la perfection, ou l'imperfection, de l'œuvre est dépourvue de sens, et doit faire place à un concept plastique qui correspond mieux à sa vision de l'œuvre, comme un moyen de transmission, d'énergie, c'est-à-dire à l'esthétique de l'inachevé. L'action du peintre pourrait sans doute être poursuivie interminablement, le résultat se transformant en boue informe
de pigments et de traits confusément entremêlés. En une fatigue de la matière débouchant sur la grisaille et, par conséquent, sur la monochromie. Pourtant, tel n'est pas le cas, car le peintre abandonne la toile. au moment où l'image atteint un état optimum. la poursuite du travail signifierait la ruine de la structuration, à la fois précaire et ,volontaire, qui a bouleversé la toile jusqu'à l'instauration d'un ordre novateur.

le peintre circule alors autour de son œuvre pour observer si cet état optimum a bien été atteint. la fatalité intrinsèque de son travail rend sans objet les considéra-tions de perfection ou d'imperfection, fondée, elle, non plus sur l'affinement du détail, ou sur la correction de la rythmique générale de la composition, mais sur une respiration organique de l'ensemble, sur une miraculeuse apparition dont la vitalité et l'harmonie se suffisent à elles-mêmes. En réalité, l'œuvre du peintre japo-nais reflète avant tout un état vivifiant d'inachèvement-achevé propre à tout un secteur de l'art oriental dont les conceptions ont imprégné et fécondé la modernité occidentale.

L'exécution fulgurante de Shiraga, sa conception héroïque de l'art, le caractère extrême et élémentaire de sa gestuelle, ne peuvent être comparés, si l'on considère l'immédiateté du résultat, qu'à celle de Jackson Pollock arrosant la toile de peinture liquide ou à l'éjaculation colorée de certaines œuvres anciennes de Georges Mathieu. C'est par le travail sur la toile, placée en position horizontale, que s'établit le rapport entre le travail de Shiraga et celui de Pollock, ainsi que par l'intime rela-tion de l'expression et de la matière, sans autre intermédiaire et sans recours non plus à la complexité mécanique propre à la peinture, qui autorise une plus grande subtilité et la possibilité de corriger, c'est-à-dire un perfectionnement de la sponta-néité originelle. La matière, dans ce cas, est employée dans son état élémentaire, et non tel un instrument destiné à être manipulé au fur et à mesure de l'élaboration de l'image. C'est pourquoi la soustraction est impossible, mais non - dans certaines limites - l'addition, ou la superposition. Chez ces deux peintres, l'action demeure circonscrite dans le temps, dans la durée de la réalisation de l'œuvre et, pour Shiraga, elle exclut la reprise ultérieure, la ré élaboration ou le perfectionnement. la façon de travailler de Shiraga, tout en rendant possible le travail autour du support, exige que l'artiste pénètre dans la toile elle-même. Ce qui différencie l'artiste japo-nais de l'expressionnisme abstrait en général, ce n'est pas seulement la puissante dynamique et la densité de la trame gestuelle, mais également une plus grande pré-vision de 1'effet structurel à travers un ordonnancement rythmique, certainement éloigné des habitudes occidentales qui tend à la superposition d'une unicité immé-diate dans un espace indéterminé.

On pourrait imaginer que cette attitude exclut l'œuvre ratée, la possibilité de l'échec, I'œuvre étant le fruit d'un acte rituel dans lequel seule compte l'action, qui

de pigments et de traits confusément entremêlés. En une fatigue de la matière débouchant sur la grisaille et, par conséquent, sur la monochromie. Pourtant, tel n'est pas le cas, car le peintre abandonne la toile. au moment où l'image atteint un état optimum. la poursuite du travail signifierait la ruine de la structuration, à la fois précaire et ,volontaire, qui a bouleversé la toile jusqu'à l'instauration d'un ordre novateur.

le peintre circule alors autour de son œuvre pour observer si cet état optimum a bien été atteint. la fatalité intrinsèque de son travail rend sans objet les considéra-tions de perfection ou d'imperfection, fondée, elle, non plus sur l'affinement du détail, ou sur la correction de la rythmique générale de la composition, mais sur une respiration organique de l'ensemble, sur une miraculeuse apparition dont la vitalité et l'harmonie se suffisent à elles-mêmes. En réalité, l'œuvre du peintre japo-nais reflète avant tout un état vivifiant d'inachèvement-achevé propre à tout un secteur de l'art oriental dont les conceptions ont imprégné et fécondé la modernité occidentale.

L'exécution fulgurante de Shiraga, sa conception héroïque de l'art, le caractère extrême et élémentaire de sa gestuelle, ne peuvent être comparés, si l'on considère l'immédiateté du résultat, qu'à celle de Jackson Pollock arrosant la toile de peinture liquide ou à l'éjaculation colorée de certaines œuvres anciennes de Georges Mathieu. C'est par le travail sur la toile, placée en position horizontale, que s'établit le rapport entre le travail de Shiraga et celui de Pollock, ainsi que par l'intime rela-tion de l'expression et de la matière, sans autre intermédiaire et sans recours non plus à la complexité mécanique propre à la peinture, qui autorise une plus grande subtilité et la possibilité de corriger, c'est-à-dire un perfectionnement de la sponta-néité originelle. La matière, dans ce cas, est employée dans son état élémentaire, et non tel un instrument destiné à être manipulé au fur et à mesure de l'élaboration de l'image. C'est pourquoi la soustraction est impossible, mais non - dans certaines limites - l'addition, ou la superposition. Chez ces deux peintres, l'action demeure circonscrite dans le temps, dans la durée de la réalisation de l'œuvre et, pour Shiraga, elle exclut la reprise ultérieure, la ré élaboration ou le perfectionnement. la façon de travailler de Shiraga, tout en rendant possible le travail autour du support, exige que l'artiste pénètre dans la toile elle-même. Ce qui différencie l'artiste japo-nais de l'expressionnisme abstrait en général, ce n'est pas seulement la puissante dynamique et la densité de la trame gestuelle, mais également une plus grande pré-vision de 1'effet structurel à travers un ordonnancement rythmique, certainement éloigné des habitudes occidentales qui tend à la superposition d'une unicité immé-diate dans un espace indéterminé.

On pourrait imaginer que cette attitude exclut l'œuvre ratée, la possibilité de l'échec, I'œuvre étant le fruit d'un acte rituel dans lequel seule compte l'action, qui

de pigments et de traits confusément entremêlés. En une fatigue de la matière débouchant sur la grisaille et, par conséquent, sur la monochromie. Pourtant, tel n'est pas le cas, car le peintre abandonne la toile. au moment où l'image atteint un état optimum. la poursuite du travail signifierait la ruine de la structuration, à la fois précaire et ,volontaire, qui a bouleversé la toile jusqu'à l'instauration d'un ordre novateur.

le peintre circule alors autour de son œuvre pour observer si cet état optimum a bien été atteint. la fatalité intrinsèque de son travail rend sans objet les considéra-tions de perfection ou d'imperfection, fondée, elle, non plus sur l'affinement du détail, ou sur la correction de la rythmique générale de la composition, mais sur une respiration organique de l'ensemble, sur une miraculeuse apparition dont la vitalité et l'harmonie se suffisent à elles-mêmes. En réalité, l'œuvre du peintre japo-nais reflète avant tout un état vivifiant d'inachèvement-achevé propre à tout un secteur de l'art oriental dont les conceptions ont imprégné et fécondé la modernité occidentale.

L'exécution fulgurante de Shiraga, sa conception héroïque de l'art, le caractère extrême et élémentaire de sa gestuelle, ne peuvent être comparés, si l'on considère l'immédiateté du résultat, qu'à celle de Jackson Pollock arrosant la toile de peinture liquide ou à l'éjaculation colorée de certaines œuvres anciennes de Georges Mathieu. C'est par le travail sur la toile, placée en position horizontale, que s'établit le rapport entre le travail de Shiraga et celui de Pollock, ainsi que par l'intime rela-tion de l'expression et de la matière, sans autre intermédiaire et sans recours non plus à la complexité mécanique propre à la peinture, qui autorise une plus grande subtilité et la possibilité de corriger, c'est-à-dire un perfectionnement de la sponta-néité originelle. La matière, dans ce cas, est employée dans son état élémentaire, et non tel un instrument destiné à être manipulé au fur et à mesure de l'élaboration de l'image. C'est pourquoi la soustraction est impossible, mais non - dans certaines limites - l'addition, ou la superposition. Chez ces deux peintres, l'action demeure circonscrite dans le temps, dans la durée de la réalisation de l'œuvre et, pour Shiraga, elle exclut la reprise ultérieure, la ré élaboration ou le perfectionnement. la façon de travailler de Shiraga, tout en rendant possible le travail autour du support, exige que l'artiste pénètre dans la toile elle-même. Ce qui différencie l'artiste japo-nais de l'expressionnisme abstrait en général, ce n'est pas seulement la puissante dynamique et la densité de la trame gestuelle, mais également une plus grande pré-vision de 1'effet structurel à travers un ordonnancement rythmique, certainement éloigné des habitudes occidentales qui tend à la superposition d'une unicité immé-diate dans un espace indéterminé.

On pourrait imaginer que cette attitude exclut l'œuvre ratée, la possibilité de l'échec, I'œuvre étant le fruit d'un acte rituel dans lequel seule compte l'action, qui

Peu d'œuvres dégagent, comme celle de Shiraga, une énergie aussi inquiétante et convaincante à la fois, Cette présence constante de l'énergie est due aux différents facteurs psychotechniques mis en œuvre, Les plus évidents sont un dynamisme général, la précision des gestes conduits par un moyen insolite, le rituel de 1'action à la fois sec et brutal, la position horizontale de la toile et, dans une certaine mesure, son caractère inachevé. Tous ces facteurs, malgré les différences de matière et de procédé, sont liés à l'essence même d'un autre type d'expression, que les orientaux ont su élever au rang d'œuvre d'art: la calligraphie. Il convient donc de se demander dans quelle mesure le fantôme mental de l'idéogramme intervient dans le déroulement d'une action qui, nous l'avons souligné, n'a pas de rapport, malgré les apparences, avec un comportement dionysiaque, et si celui-ci reste présent, enfoui dans l'inconscient, malgré l'altération provoquée par le dynamisme matière. Cette question se pose tout particulièrement lorsque l'on considère deux situations qui, d'un point de vue purement plastique, sont d'une grande importance. La première a trait à des problèmes de composition. C'est-à-dire à l'heureuse rythmique générale de l'œuvre peinte et à l'inscription organique de sa gestuelle dans les limites préétablies du support. La seconde a trait à la différence entre la gestuelle de Shiraga et celle d'autres artistes occidentaux ou orientaux. Cette différence n'est pas seulement due à la maîtrise et aux résultats d'une technique insolite mais aussi à une capacité énergétique particulière, dont la manifestation comprend la parfaite convergence du corps et de la matière picturale.

Les tracés semblent réalisés de façon infaillible et, nous l'avons vu, le repentir ou la retouche sont exclus. Il se passe quelque chose de semblable dans l'art de la calligraphie extrême-orientale et, pour la première fois peut-être, en même temps qu'à la conquête de la liberté, nous assistons à la vampirisation de l'idéogramme et à sa transformation en peinture, de même que pour la première fois aussi sans doute, une pratique ancestrale se confond avec l'automatisme psychique formulé en Occident dans une proposition surréaliste fondatrice.

L'inachèvement apparent des œuvres de Shiraga est consubstantiel aux conceptions du peintre lui-même, qui n'admet d'autre perfection que celle se manifestant dans l'action. Sa peinture prend corps et se développe comme guidée par un destin dans lequel le hasard et la décision se mêlent à parts égales. C'est pourquoi, compte tenu de sa façon de peindre, toute considération sur la perfection, ou l'imperfection, de l'œuvre est dépourvue de sens, et doit faire place à un concept plastique qui correspond mieux à sa vision de l'œuvre, comme un moyen de transmission, d'énergie, c'est-à-dire à l'esthétique de l'inachevé. L'action du peintre pourrait sans doute être poursuivie interminablement, le résultat se transformant en boue informe

se déroule dans le mépris apparent des critères plastiques propres à la peinture. On pourrait également supposer que la destinée de l'œuvre n'appartient pas au monde de l'art, mais à un psychodrame personnel dont la répétition, cependant, produit des résultats très différents dus exclusivement à l'intervention du hasard, et même que, dans le fond, chaque peinture n'est qu'un fragment d'une vaste réalité obsessionnelle dont la totalité serait constituée par l'ensemble de l'œuvre du peintre. Rien de plus erroné: l'artiste a su délimiter son territoire, le dominer et l'occuper avec un investissement dynamique toujours différent. Dès le début, il décide de la position future du tableau, et malgré l'absence de centre dans la com-position, son action se focalise à l'intérieur de la surface de la toile. Les zones proches des bords ont presque toujours une moindre densité de matière, ou bien elles laissent entrevoir la blancheur du support, favorisant ainsi respiration de l'en-semble et l'affirmation du combat rythmique.

Les traits vertigineux de cette peinture sont chargés de véracité autant que de mys-tère et comme imprégnés d'une intensité transcendante. C'est pourquoi l'œuvre de Shiraga, une fois achevée et ancrée dans la verticalité du mur produit chez le spec-tateur une sensation de cohérence interne", mais aussi une énergie contagieuse.

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L'action de Shiraga, comme celle de n'importe quel autre peintre, se déroule à l'in-térieur de limites préétablies. C'est précisément cette façon délibérée de circons-crire son travail à l'intérieur du rectangle d'un support, ainsi que la violation de cette surface dans la recherche d'une organisation inédite, qui marque son apparte-nance au champ exclusif de la peinture. Cela semble aller de soi, mais il convient de le souligner, étant donné le caractère phénoménologique de l'œuvre de Shiraga. Ce qu'il y a de surprenant, c'est, par ailleurs, qu'une action démesurée et vertigineuse, menée dans une durée aussi brève, soit dotée d'une unité aussi puissante, comme si elle était la conséquence d'une infaillible mécanique psychique. Bref, que ce qui n'était précédemment qu'une surface immaculée ait pu se transformer aussi rapide-ment en véritable peinture par sa seule dynamique.
La réalisation horizontale de l'œuvre, opposée à la verticalité de sa contemplation, pose un intéressant problème plastique, même si l'on suppose - ce n'est pas le cas avec Shiraga -l'incidence d'une réflexion momentanée sur la position verticale, au cours du travail. Il ne fait aucun doute qu'autant que la maîtrise de la bidimensiona-lité de la conception, celle du sens de la structure finale et de la rythmique de l'en-semble se situent, chez le peintre japonais, sur des terrains très différents des pré-occupations habituelles. Cela est dû précisément à la possibilité de circuler autour de la surface pendant l'action, et à la diversification des modes d'observation de l'œuvre pendant 1e processus de réalisation. Dans le cas concret du peintre japonais,

la gestuelle intrinsèque au procédé employé dépend non seulement de la posi-tion du support, mais aussi du caractère relativement imprévisible du résultat, étant donnée la densification variable de la matière, elle-même fonction des variations de la pression du corps sur celle-ci, de l'incidence du mélange aléatoire des couleurs, de l'impulsion approximative de la trajectoire gestuelle et de la rapidité de son enchaînement.

La surfacé du tableau, dans cette situation, se transforme bien en champ de bataille, en un lit de terre labourée, tout en demeurant comme le réceptacle d'une action graphique très distincte de celle que l'on réalise habituellement avec un tableau placé verticalement, dans laquelle le triangle esprit-coude-poignet inscrit la lutte avec l'image en train de se faire dans le cadré d'une appréhension globale de "en-semble et d'un contrôle à distance des moyens mis en œuvre. Le résultat final de 1'ct.uvre, malgré ces conditions de liberté et de circulation active, comprend donc ra prévision d'une situation précise dans le plan vertical, son destin de fenêtre ouverte dans un mur, l'image se définissant dans une position donnée, déterminée, dans le cas de Shiraga, non seulement par les gestes initiaux qui la conditionnent, par la contrainte exercée sur son propre destin ou par une option esthétique face au résultat, mais aussi par la présence d'une structure qui finit par émerger du chaos. Sa conclusion rythmique, tout en dépendant de la fatalité expressive déclenchée et de la nature même de l'opération réalisée, es.t en fin de compte le résultat de la volonté du peintre d'imposer un nouvel ordre.

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Chaque œuvre de Shiraga, bien que réalisée selon le même principe, constitue un acte unique. Comme nous l'avons vu, l'action vertigineuse conditionne la naissance de l'image, et cette naissance est aussi le seul résultat envisageable. Il s'établit entre les différentes composantes - l'action, le véhicule et l'objectif - une interdépendance bien plus grande que dans d'autres formes d'expression. L'énergie potentielle du peintre, de cette façon, se manifeste avec plénitude dans l'évidence du processus créatif, le flux dynamique demeurant inséparable de celui-ci. Son domaine est la couleur liée à la matière, jamais fa ligne, la forme apparaissant comme le résultat de cette union indissoluble et de la pression exercée sur la matière. Chaos et ordre se conjuguent dans une conception dynamique de l'univers régie par une logique de la contradiction dont le fantôme bénéfique est toujours présent. Shiraga lui-même, dans une déclaration publiée en 1956, mentionnait avec lucidité l'étroite relation entre impulsion et matière - esprit et geste -, indissolubles dans la destinée finale de l'œuvre, et aussi la latence de l'irrationnel qui se manifeste dans cette gestualité. Il n'est pas étonnant que celui qui définissait ainsi la nature de s~ peinture se soit trouvé plus tard en accord avec l'esprit du zen, qui a nourri les secteurs les plus intenses, les plus directs et les plus méditatifs de l'art japonais.
Les peintures de Shiraga, en raison de l'abondance de la - matière utilisée, doivent demeurer environ deux mois dans la position où elles ont été réalisées avant d'être montées sur châssis. D'une certaine façon, cette situation accentue leur caractère rituel et phénoménologique, étant donné la rareté de cette pratique et son caractè-re exceptionnel. La gestation s'est déroulée en une cérémonie sans pause, circons-crite dans le temps, une cérémonie au caractère exclusif, toujours renouvelée. Le fruit du combat gît ainsi, abandonné à un processus chimique de solidification, ce décalage entre le vertige qui l'a produit et le long processus de séchage ajoutant à la peinture de Shiraga une autre facette contradictoire, particulièrement troublante. Ce processus, dans une plus ou moins grande mesure, est propre à toute peinture, mais il n'est pas habituel qu'une œuvre destinée à devenir un tableau demeure aussi longtemps à l'endroit précis où elle fut réalisée, ni qu'il y ait un aussi grand contras.; te entre cette nécessité fonctionnelle et la rapidité d'exécution. C'est peut-être pourquoi, plus que chez d'autres artistes, le temps, dans l'œuvre du peintre japo-nais, semble être suspendu, arrêté dans la sédimentation d'un instant optimum. La matière figée reproduit la violence dont elle a été l'objet, et, abandonnée à sa propre destinée, elle nous montre son caractère intemporel, son évidence convul-sive surgie d'un acte unique.

Le résultat du travail de Shiraga, malgré son indubitable présence baroque, flam-boyante, élémentaire et torturée, est paradoxalement d'une extrême élégance, ce qui prouve, une fois de plus, que l'on peut trouver, sous des formes esthétiques abruptes, ou d'une très grande franchise, un grande beauté, une beauté beaucoup plus liée au concept d'intensité qu'à celui de beauté conventionnelle. Un paradoxe de plus: bien que l'œuvre de Shiraga puisse être située;. cela saute aux yeux - à l'in-térieur d'une zone créative dans laquelle la "beauté convulsive" se substitue à des conceptions caduques en rapport avec le goût esthétique, l'action du peintre japo-nais peut parfaitement être définie comme ascétique, son élévation dynamique étant, comme chez certains mystiques orientaux ou occidentaux, le fruit de cette attitude, ou tout au moins d'une extrême concentration préliminaire et d'un exerci-ce sec et précis. En tout cas, l'énergie qui se dégage de ses œuvres achevées dépas-se largement celle qui s'est manifestée pendant leur exécution, comme si l'acte rituel et la connaissance du moyen employé le conduisaient à la sublimation de la matière déposée à l'état brut sur le support.

Même s'il est incontestable que Shiraga peint avec les pieds, et que le résultat visible sur ses tableaux possède des caractéristiques spécifiques qui sont la consé-quence de ce fait, il faut bien constater qu'on n'y voit pas de véritables empreintes de pieds, mais seulement les tracés exacts et vertigineux effectués par leur inter-médiaire. Si nous ne savions pas qu'il peint de cette façon, nous observerions mal-gré tout des traits vertigineux, et tout au plus pourrions-nous nous demander avec quels instruments ils ont été réalisés, et avec quelle énergie, sans pouvoir imaginer
la situation réelle qui leur a donné forme. Quoi qu'il en soit, lorsque nous obser-vons un de ses tableaux, nous oublions bien vite la façon dont ils ont été faits pour contempler, sans préjugés, leur insolite et cruelle beauté. On peut donc dire que Shiraga, même s'il peint ses tableaux au moyen de ses pieds, ne les peint pas avec les pieds, ceux-ci n'étant en fin de compte qu'un instrument au service de son esprit.

A.S. Traduit de l'espagnol par Edmond Raillard - In Catalogue de l'exposition Shiraga - Toulouse