ENTREVUE AVEC
YOSHIO SHIRAKAWA ET MASASHI OGURA
À
l'occasion des expositions : Yoshio Shirakawa et Les avant-gardes
au Japon 1920-1970 présentées au Centre international
d'art contemporain de Montréal dans le cadre de l'année
canadienne de l'Asie-Pacifique du 6 novembre au 21 décembre
1997.
Rossitza
Daskalova : L'avant-garde est un concept important dans l'art
occidental et les artistes dont le travail a été qualifié
ainsi sont parmi les personnages les plus importants de l'histoire
de l'art moderne. Quelle était l'emprise de l'avant-garde
au Japon et l'influence de ces artistes?
Masashi
Ogura : Lorsque nous faisons référence à
l'avant-garde au Japon, nous distinguons deux étapes importantes:
avant la deuxième guerre mondiale et après celle-ci.
Au Japon d'avant la guerre, une forte occidentalisation se faisait
sentir dans tous les domaines de la culture : en littérature,
en théâtre et en beaux-arts notamment. L'avant-garde
est issue d'un contexte où émergeait un désir
de transformer la société japonaise sous l'influence
des idées socialistes de la Russie et de l'Europe. Les avant-gardes
japonaises d'alors s'inspiraient des mouvements français,
allemand ou russe.
Yoshio
Shirakawa : À l'époque de Meiji (1867-1911), un
système européen (français et italien) d'éducation,
de musées et de beaux-arts était en place. Au début
des années 20, un système moderne fonctionnait déjà.
L'avant-garde qui émerge dans cette époque était
underground, contre le système officiel, contre le gouvernement.
M.O.
: Dans les années 30, la crise économique a provoqué
une rémontée du militarisme japonais et du nationalisme.
L'empire japonais a réprimé cette tendance avant-garde.
En 1939, avec le début de la guerre du Pacifique, les activités
des artistes de l'avant-garde s'arrêtent.
Y.S.
: Dans les années 1920, les artistes proposent que l'art
existe dans la société, qu'il peut être politique.
Pour la première fois, ils ont tésté et senti
les limites de l'art, tout en réfléchissant sur la
définition et le rôle de l'art dans la société.
En conséquence, quelques artistes ont voulu apprendre les
théories socialistes et le marxisme, en particulier, afin
de les utiliser dans leur production artistique. Ils croyaient alors
qu'en changeant l'art, ils pouvaient changer la société
et vice versa.
R.D.
: Quelles traces ces avant-gardes de l'avant guerre ont-ils laissées?
M.O.
: Avec la fin de la guerre en 1945, ceux qui ont dû garder
le silence pendant la guerre, ont repris les activités dans
tous les domaines culturels et, parmi eux, des artistes d'avant-garde.
Ce sont eux qui ont gardé la mémoire de l'avant-garde
d'avant la guerre. Il ont établi une continuité entre
les mouvements d'avant-garde d'avant et d'après la guerre.
R.D.
: Comment les avant-gardes passées sont-elles perçues
au Japon? Ont-elles une importance dans l'art contemporain japonais
et une influence sur le travail des artistes d'aujourd'hui au Japon?
M.O.
: L'art d'aujourd'hui est un produit de la société
de consommation et, dans les années 80, la société
japonaise a connu une grande prospérité. En même
temps, la culture poursuivait toujours le processus d'occidentalisation
(surtout d'influences française et allemande) établi
à la période Meiji et subissait l'américanisation
suite à la deuxième guerre mondiale. Lorsque nous
parlons de notre contexte actuel, l'avant-garde japonaise ne suiscite
pas un grand intérêt. Néanmoins, il y a un petit
nombre d'artistes et de critiques qui tournent leur regard vers
l'avant-garde et soulignent l'importance de connaître le passé
dans le but de mieux comprendre le présent et analyser l'art
contemporain. D'un autre côté, dans notre contexte
postmoderne, une tendance à s'intéresser au passé
se fait remarquer, notamment un intérêt pour l'avant-garde.
Par example, quelques artistes ont reconstruit des performances
de l'avant-garde d'une façon postmoderne, semi-ironique.
Ce qui rend ces manifestations ambiguës, c'est qu'elles ont
été présentées dans des galeries commerciales.
Y.S.
: Les avant-gardes japonaises n'étaient pas très connues
au Japon surtout avant les années 80. L'intérêt
pour les avant-gardes japonaises était plus grand en Occident
qu'au Japon. Par contre, dans les années 80 sous l'influence
des philosophes français, les critiques d'art japonais ont
annoncé que l'avant-garde n'existe plus, que son concept
et sa problématique appartiennent au passé. L'opinion
actuelle la plus répandue au Japon veut que leur art, fondé
sur une idéologie socialiste et inutile, est l'expresssion
d'une utopie sociale. La critique affirme qu'il est inutile de discuter
des problèmes politiques dans l'art. L'avant-garde est considérée
comme du passé et ce qui est le plus reconnu et apprécié
dans l'art contemporain d'aujourd'hui c'est ce qui paraît
nouveau et stimulant, comme l'art influencé par les mass-médias.
Alors, l'ésthétique prédominante est superficielle
et je pense qu'en ce moment il est essentiel d'avoir un recul et
un esprit critique. C'est pour cette raison qu'il est important
aujourd'hui de garder en mémoire les productions de l'avant-garde
et de les faire connaître.
R.D.
: M. Shirakawa, en 1983 vous avez organisé l'exposition "Le
mouvement Dada japonais" au musée de Düsseldorf.
Quelle a été sa réception en Occident et au
Japon?
Y.S.
: En Occident, la réaction a été très
positive. Au Japon, les critiques ont déclaré que
je ne suis ni un critique, ni un chercheur. Donc, ils jugaient l'exposition
comme un travail d'amateur.
R.D.
: Et votre uvre, comment est-elle perçue au Japon?
Y.S.
: À mon retour au Japon en 1983, après des études
en arts plastiques en Europe, j'ai eu beaucoup de difficultés.
En Europe, j'ai fait mes travaux d'étudiant sauf qu'il n'y
avait pas beaucoup de cur dans ce que je produisais. En même
temps, c'est peut-être à travers ce processus que j'ai
appris à m'exprimer par moi-même. Au Japon, je pouvais
créer ce que je croyais bon et juste, mais lorsque je présentais
mon travail et que je parlais de problèmes de formes, d'espace
et de culture, mon uvre était qualifiée de structure
primaire et de dépassée. Bref, mon travail était
vu comme occidental, proche du style allemand en particulier, parce
que j'ai étudié à Strasbourg et à Düsseldorf.
Très peu de gens ont apprécié mon travail comme
étant le produit d'une recherche personnelle. Je vous signale
que ce qui compte, selon la mentalité japonaise d'aujourd'hui,
c'est ce qui est à la mode. Au Japon, on regarde ce qui se
fait ailleurs, on présente majoritairement des expositions
de l'extérieur. Ainsi, les critères esthétiques
gravitent autour de la question : est-ce que l'uvre est à
la mode ou pas?
M.O.
: À partir des années 70, ce qui se fasait au Japon
était très différent du style de Yoshio Shirakawa.
On a pu remarquer la tendance naturaliste, un peu semblable à
l'arte povera. C'était une expression de la matière.
À cette époque, la notion plastique de la relation
entre forme et matière était très répandue
et l'uvre de Yoshio accentuait le problème de la structure
dans l'uvre.
Y.S.
: J'ai essayé d'analyser la relation entre la forme et la
construction, de construire consciemment un espace et d'y chercher
des sensibilités japonaises.
R.D.
: Dans les uvres présentées au CIAC quelles
sont les références choisies et leurs significations?
Y.S.
: L'idée de l'uvre "Gaki" provient d'une
série d'images du Moyen Âge, qui contient les dessins
de l'enfer. Lorsque je refléchis sur la situation de notre
époque, je trouve qu'il n'y a pas beaucoup de différences
entre le Moyen Âge et notre temps parce que les problèmes
de guerre et de famine existent toujours et ce sont, notamment,
les thèmes traités dans ces dessins. Après
la modernisation, les idées du progrés et du matérialisme
nient la vie après la mort et personne n'y accorde d'importance.
Ces images médiévales représentent l'enfer
et la vie après la mort et, par conséquence, peuvent
évéiller notre conscience de ce qui se passe dans
le monde d'aujourd'hui. Je crois que c'est important de réflechir
sur le présent, durant notre existence, mais aussi de penser
au futur, ce qui se passe après notre vie, parce que ce n'est
pas seulement un problème personnel, ça devient le
problème de l'autre. En évoquant cette conscience
du rapport entre soi et les autres, ces images de l'enfer - particulièrement
l'image du diable que j'ai choisi de représenter dans mes
uvres - nous amènent à faire attention à
la vie des autres.
R.D.
: Donc à travers l'image du diable, vous visez à éclairer
l'esprit humain et l'époque dans laquelle nous vivons?
Y.S.
: Ce personage démoniaque se trouve en enfer et il cherche
toujours un moyen d'y échapper mais il n'en a pas. En même
temps, il a toujours très faim et très soif, mais
tout ce qu'il mange se transforme en feu. Il a toujours envie et
n'est jamais satisfait. Je trouve que c'est le cas de notre époque.
Il y a une envie illimitée d'avoir.
R.D.
: Il me semble que le fait que vous ayez choisi de peindre ce "diable-faim"
sur un fond de tissus avec des motifs floraux peut créer
un effet de contrainte dans l'interprétation de l'uvre.
Y.S.
: En partie, le tissu avec les fleurs rappelle le kimono traditionnel.
De plus, les fleurs font allusion au bonheur et au paradis, alors
que l'uvre suggère l'idée que l'enfer et le
paradis existent toujours un à côté de l'autre.
C'est cette ambiguïté que je voulais transmettre. Ces
motifs floraux sont aussi originaires des 5e et 6e siècles
de Perse et de Chine. Il y a aussi un objet de prière avec
les dessins de fleurs qui symbolise le corps du Bouddha et rappelle
l'histoire de Bouddha qui rencontre le tigre; le tigre a faim et
Bouddha lui donne son corps. Buddha a plusieur vies par ce que il
est mort plusieurs fois, il se sacrifie plusieur fois.
R.D.
: Dans votre article, M. Ogura, vous nous faites part des voies
d'interprétation de l'uvre de Shirakawa et vous parlez
de la relation qui existe entre lieu et identité. Qui plus
est, vous mentionnez que Shirakawa appartient à une catégorie
d'artistes "qui ont réalisé que leur choix était
de vivre écartelés entre la culture occidentale et
celle de leur pays d'origine."
O.M.
: Au cur de la relation entre lieu et identité se trouve
le problème de l'espace public. C'est l'uvre qui peut
apporter un espace public. Ce faisant, elle suscite des questions
liées à l'identité, sur l'artiste et la relation
entre l'uvre d'art et l'artiste. Dans le travail de Shirakawa,
nous pouvons remarquer que l'uvre est le produit d'une recherche
personnelle et en même temps qu'elle émerge comme un
espace public.
Y.S.
: L'exposition consiste en trois parties qui incarne la mémoire
personnelle, les références de l'histoire de l'art
japonais, et la relation avec l'espace du CIAC. Je suis arrivé
à une unité en représentant la relation entre
passé et présent, ainsi que celle entre lieu et identité.
Dans la série Form-Place j'ai essayé d'imaginer l'espace
du CIAC et j'ai représenté cette projection de moi
en étant un autre sur l'espace du CIAC. J'ai fait des dessins
sur le tissu de vieux rideaux.
R.D.
: Alors cette uvre apprivoise le lieu public en créant
un espace qui se situe entre l'espace personnel et l'espace public.
Par les voix associatives, elle peut s'ancrer dans un espace public
tout en exprimant l'expérience personnelle et en faisant
allusion à l'expérience de l'autre. Donc ce travail
suggère les liens entre lieu, déplacement et identité.
Y.S.
: Oui. Par exemple, mes parents avaient un magasin de mode qui a
dû changer de lieu trois fois et j'ai entendu dire que le
CIAC avait aussi changé de lieu souvent.
O.M.
: Dans ce sens, cette uvre est une dédicace au CIAC.
Le Magazine du CIAC Montréal
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