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QUI A PEUR DE L'AVANT-GARDE JAPONAISE ?

Yoshio SHIRAKAWA, Kuniichi UNO

A l'origine, ce texte a été écrit en mai 1979, pour préfacer une grande exposition qu'a tenté de mettre sur pied Ben Vautier - Extraits

" … Nous présentons ici Gutai en comparaison avec deux autres avant-gardes dans les arts plastiques, c'est à dire à la fois expérimental et contestataire, une sorte de défi et d'intervention violente contre l'art déjà établi, institutionalisé et sans cesse reproduit. Nous ne sommes pas critiques d'art. et si nous nous sentons un peu forcés d'écrire cet article, c'est parce que les critiques au Japon sont trop occupés à manger et digérer les nouvelles idées de l'occident ; ces bureaucrates savants qui ignorent souvent le réel et le soi et ne s'interessent qu'aux images de l'ailleurs et de l'autre…

…Gutai (le concret), est le seul mouvement d'avant-garde connu en Europe et aux Etats-Unis. Le groupe a existé de 1954 à 1972 mais le mouvement d'avant-garde n'a guère duré que jusqu'en 1962. Après cette date, l'activité du groupe se limite pratiquement qu'à la peinture. Ce qui nous intéresse, donc, c'est surtout la première période expérimentale.
Tout d'un coup, un nouveau langage se libère dans les arts plastiques. Un tout possible, de toutes les matières, de toutes les formes, de toutes les actions acceptés. L'expression se développant dans et avec l'espace. Peu importe que cette activité soit classée dans le happening ou l'art conceptuel. Les tableaux informels ou la tendance à l'expressionisme abstrait sont créés dans ce mouvement général qui est spatial. Il serait faux de définir Gutai comme une école de peinture informelle ou de l'expressionisme abstrait. Gutai est avant tout la libération de l'espace, la découverte de l'espace illimité des arts plastiques, l'intervention violente de l'espace vivant dans l'art, l'ouverture de l'espace clos de l'art à l'espace vécu.

En 1955, Gutai fait l'exposition en plein air. Le titre est "Exposition expérimentale de l'art moderne en plein air comme défi contre le soleil du plein été "…
- Voici la liste des œuvres réalisées dans l'espace :

1ere exposition en plein air 1955
Une croix de bois de charpente suspendue ; dix bois en faisceau disposés en forme de cône ; de l'eau rouge enveloppée dans une toile de plastique et suspendue à un arbre ; une grande tôle galvanisée peinte en bleu avec des trous à travers desquels on voit l'autre côté ; un tuyau de construction usé, peint en blanc ; une planche de bois de dix mètres sciée en deux zigzags ; des piquets plantés sur une longueur de 60m ; de la peinture dans un seau jetée sur la toile de construction ; une chaine de panneaux en fer blanc en forme de losanges.

2eme exposition en plein air 1956
Des pas sur une toile plastique de 100m qui montent à un arbre ; des sacs plastiques laissant apparaître de l'eau colorée, accrochés d'un arbre à l'autre ; une tente en forme de dôme ; des statues gigantesques où clignotent des lumières ; un paravent en panneaux de fer blanc ; un trou cubique creusé et peint dans la terre ; de l'eau éclairée dans un récipient avec une lampe électrique enterrée ; de la peinture projetée par un canon ; des boîtes molles sur lesquelles on marche en ressentant un rythme étrange ; un homme qui bouge enfermé dans un sac suspendu à un arbre.

3eme - La première exposition de Gutai à Tokyo 1955
L'homme qui court et déchire des papiers collés à des cadres de bois ; l'homme nu qui s'agite et lutte dans la boue ; un ballon-affiche dans une salle d'exposition ; des sonnettes dont le son circule d'une salle à l'autre etc.
Peu de visiteurs, ce sont les enfants qui s'amusent. Peu de critique d'art s'y sont intéressés. L'expérience du happening se fit très tôt, elle fut même la première dans le monde, bien que pour Gutai le happening ne fut pas une priorité. Par rapport aux autres avant-gardes, Gutai est surtout remarquable dans son approche de la nature. Il faut se souvenir que dans cette époque,le problème du conflit entre la nature et la société industrielle préoccupait les Japonais. Le capitalisme japonais s'est trouvé dans une période de croissance inouïe. La Guerre Froide continue. La peur de l'arme atomique réssurgit par le fait qu'un bateau japonais a été contaminé à la suite d'expériences nucléaires dans l'Océan Pacifique. Mais si Gutai se préoccupe de la nature dans cette atmosphère, il semble avoir peu de conscience politique par rapports à d'autres groupes tel que Mavo et Néo-dada. Gutai est plutôt la tentative de trouver un espace illimité de l'expression artistique. Les problèmes sociaux n'interviennent pas directement dans ce mouvement ; il est une expérience de l'opération et de la révolution du langage plastique et de l'ouverture de l'espace artistique à l'espace de la vie.

… Le lieu de naissance et d'activité de Gutai est le Kansaï, région d'Osaka, deuxième centre industriel, économique et culturel du Japon. Les critiques de Tokyo ont mal accepté Gutai. Ils s'en sont peu informés. A cette époque beaucoup d'entre eux étaient surréalistes, sinon adhérents au réalisme socialiste. En fin de compte, les critiques étaient froids dans le meilleur des cas, Gutai n'étant pour eux qu'un " orage de l'informel "
Bien sur à l'intérieur du groupe aussi, il y a des causes qui, d'une part, ont fait surgir tout d'un coup dans l'art japonais l'espace illimité de l'expression et qui, d'autre part, ont fait vite disparaître ce libre cours. Le chef de Gutai Jiro Yoshihara était un peintre assez connu au moment de la naissance du groupe. Fils d'une famille très riche, il finançait le mouvement. Il faisait aussi la sélection. Avec son argent était publiée la revue. Yoshihara a créé dans sa maison " Gutai Pinakothéca " afin d'exposer les œuvres du groupe et celles de peintres occidentaux. Il a donné à des jeunes presque inconnus, l'occasion de s'exprimer largement. Gutai était ainsi l'école privée de Yoshihara ; pas de discussions ni d'oppositions violentes au sein du groupe. La conscience politique est peu manifestée ; il ne s'est rien passé concernant le Taité de Paix qui préoccupait la plupart des intellectuels japonais. Les textes publiés dans la revue Gutai ne visent pas tellement à théoriser le mouvement ; Mavo et Néo-dada avaient plus de conflits intérieurs et c'est plus ou moins à cause de la conscience politique que ces groupes n'ont pas existé longtemps, tandis que Gutai, lui, a continué ses activités pendant douze ans, bien que l'activité d'avant-garde fut très tôt abandonnée.

Voilà nos avant-garde qui paraissent toutes un peu éphémères surtout, parce que les gens ne veulent pas s'en souvenir. Nos avant-gardes sont oubliées parce que c'est voulu. Et nous voulons nous en souvenir. parce que nous trouvons chez nos avant-gardes, des tentatives de creuser, ouvrir, transformer, faire sauter l'espace fermé et bien organisé des arts par quelque chose comme un état ou une police qui ne cesse de figer et de cen-traliser l'espace. Et s'il y a la fin de l'art, cette fin doit être annoncée par l'art lui-même et non pas par une autorité. La fin de l'art ne doit pas être la subordination de l'art à quelque chose, mais l'ouverture de l'espace illimité de la vie qui a eu la forme d'art. Nos trois avant-gardes, nous devons les présenter non seulement aux occidentaux mais à nos compatriotes.
Le délire et l'audace de nos critiques d'art ont abouti à résumer la totalité de l'histoire de l'art moderne au Japon au nom de l'art impérialiste ( Chronique des 50 ans de l'art moderne, Cahier des Beaux arts -Bijutsu Técho 1972). Une farce de confession et de culpabilité. Une brume épaisse de la mystification et de la démagogie couvre notre terre . A quoi bon, si les arts ne servent pas à déchirer cette brume. Il faudrait réveiller nos avant-gardes !

Paris, mai 1979