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LES SYMBOLES DE SHIRAGA

Antoni Tàpies

L'attitude de Shiraga face à la peinture est un exemple splendide de la tradition des maîtres Zen qui, avec leur logique de la contradic-tion, leurs paradoxes, leurs Koans..., cherchent à secouer leurs disciples pour provoquer chez eux un éveil subit. Y-a-t-il plus gran-de provocation, plus grande preuve que l'on va à l'encontre de tout, dans le domaine de l'art, que de peindre avec les pieds ? Ne dit-on pas couramment, lorsqu'un tableau semble mal peint, qu'il est fait avec les pieds ? D'emblée, Shiraga propose donc comme art ce que nos habitudes mentales considèrent comme négatif. Cependant, l'esthétique de l'imperfection et des œuvres d'art réalisées sans habile-té et même sans soin est une des constantes des branches les plus novatrices et les plus pénétrantes de la tradition artistique japonaise. C'est une esthétique qui a plu-sieurs explications. Mais elle est surtout liée à l'esprit critique propre à certains artistes, désireux de bouleverser l'échelle des valeurs conventionnelles - la peinture entre autres - s'ils considèrent qu'elle est devenue pernicieuse ou caduque.
C'est une attitude qui n'est pas inconnue en Occident. Dans le fond, elle a certaine-ment été un moteur important de tous les changement~ de styles. Mais chez nous, elle apparaît avec une force particulière au moment où les premières avant-gardes affrontent les normes du classicisme académique. Rappelons-nous que Paul Gauguin affirmait que lorsque sa main droite serait trop habile il peindrait de la main gauche, et que lorsque sa main gauche deviendrait à son tour trop habile, il peindrait avec les pieds. Bien sûr, il a dit cela à une époque où l'esthétique japonaise envahissait l'Europe. Sans compter qu'une chose est de le dire, et une autre de le faire.
Quoi qu'il en soit, dans le climat de perfection et d'ordre conformiste dont nous jouissons dans cette espèce d'établissement thermal qu'est notre civilisation indus-trielle, nous devons nous réjouir de ce qu'un maître bouddhiste - ce pourrait aussi être un franciscain - nous rappelle à l'esthétique traditionnelle des imperfections. Et surtout, comme le fait Shiraga, qu'il pousse celle-ci jusqu'à ses dernières conséquences en peignant exclusivement avec les pieds. D'autant plus que l'une de ces conséquences est du plus haut intérêt. Il s'agit de l'utilisation d'une partie du corps. souvent méprisée et qui, . je 1e sais par expérience, irrite souvent et, en même temps, peut faire réfléchir tous les bien-pensants qui se croient détenteurs de la vérité.
La contemplation des tableaux de Shiraga, agités et polysémiques, où s'entrecroi-sent tant de traces de pieds et de glissades, parfois sanglantes, parfois noires, peut, je crois, être riche d'enseignements. Qu'on le veuille ou non, pour une part, nous associons son travail aux va-nu-pieds, aux traces de pas de tant d'êtres humains qui luttent pour survivre, et que nous trouvons souvent laids et gênants. Mais d'un autre côté, son art est suffisamment complexe pour évoquer d'autres pieds, volon-tairement nus, pour mieux toucher la terre, la nature, pour avoir un contact plus immédiat avec les choses essentielles capables de nous vivifier et de nous donner espoir. En ce sens, il faut souligner que le dynamisme de ses formes est également en harmonie avec la vision organique et holistique.e de la nature, pleine de sinuosi-tés: d'allers et de retours, de tourbillons..., tout à fait propre à l'Extrême-Orient, mais que la science contemporaine a aussi fait nôtre.
Je n'oublierai jamais ce jour d'automne où j'ai rencontré Shiraga dans le jardin du temple de Kyoto, et où il m'a donné deux objets que je conserve comme un trésor très cher: l'un pour contenir l'eau nécessaire à l'artiste, l'autre pour l'aider à concentrer son esprit. Avec ses pieds et ses traces de pas, ce sont là autant de symboles qui, dans te monde de l'art actuel, me semblent être d'une opportunité et d'une valeur essentielles.

A.T. Traduit du catalan par Edmond Rai/lard, extrait du cata(ogue Shiraga, Ga/erie Stadler, 1992