FUREUR DE
L'ABSOLU
Germain
Viatte
Dès
les années soixante on s'est beaucoup intéressé
à juste titre aux .actions du Groupe Gutai lors des manifestations
collectives organisées par Yoshihara Jiro. Elles proclamaient
une diversité de proposition étonnante et profitaient
de la situation excentrée de la région du Kansaï
pour affirmer, loin des idéologies "pro1éta-riennes".
qui engluaient la production de la capitale en ces difficiles années
d'après-guerre, de véritables ruptures de comportement,
un bouleversement total des pratiques artistiques et une révolu-tion
extraordinaire, dans la matérialité et la signification
des uvres mêmes.
Elles affirmaient, sous la férule parfois encombrante du
maître, soumission à l'auto-rité habituelle
dans ce pays et qui se révélait absolument nécessaire
pour déborder les impératifs sociaux, une remarquable
cohérence d'attitude, une vitalité très acti-ve,
des propositions théoriques globales et une capacité
collective de mettre au défi l'espace habituel de l'uvre
d'art dans des interventions totalement originales qu'il faut d'ailleurs
se garder d'assimiler hâtivement aux happenings new-yorkais
de la même époque.
Ce qui nous est donné aujourd'hui à voir, pour la
deuxième fois dans un musée français(1), c'est
l'activité globale d'un grand peintre qui fut, certes, l'un
des acteurs les plus forts de ce groupe- et la mémoire de
ses diverses actions est aujourd'hui encore saisissante par leur
impact visuel et leur signification conceptuelle(2) - mais qui est
aussi l'un des rares, le seul peut-être avec Yoshihara Jiro
à avoir développé, sur quarante ans, une uvre
continue, soumise dans sa violence pulsionnelle à une impressionnante
cohérence de conviction et d'inscription formelle.
Lors de la petite exposition personnelle de Shiraga que j'avais
organisée à la Vieille Charité, à Marseille,
en 1987, je soulignais combien l'art japonais du XXème siècle
a souffert de n'être toujours perçu, chez nous, mais
aussi au japon, qu'au travers des sélections ponctuelles
d'un petit nombre d'expositions collectives répugnant trop
souvent à la sélection, comme si nous étions
contraints de faire connaître les développements de
l'art occidental par saupoudrage sans jamais pouvoir faire la démonstration
du développement rétrospectif complet d'une uvre
personnelle.
J'ai toujours été frappé aussi de la difficulté
d'établir nos jugements puisqu'ils sont nécessairement
extérieurs et ne peuvent s'appuyer que sur d'apparentes similitudes
avec ce qui nous est familier et assujettit donc systématiquement
tout ce qui est perçu de façon superficielle aux modèles
9ccidentaux qui nous sont connus.
Le phénomène est d'autant plus pervers qu'il s'applique
en effet aux productions d'une société en mutation,
dont les paramètres temporels et culturels sont autres, mais
qui s'est elle-même élaborée dans une dualité
consciente en développant la notion traditionnelle du modèle
exemplaire, et en faisant, pour ce qui nous occupe, le partage entre
le Nihonga, c'est-à-dire l'art de tradition technique japonaise,
et .le Yôga qui adopte les techniques et pratiques artistiques
occidentales. Les réactions souvent négatives des
observateurs occidentaux, leur dénonciation du mimétisme
nippon, résultent trop souvent de leur ignorance de la complexité
du contexte cul-turel et de leur irritation à retrouver leurs
propres signes assimilés et dévoyés, sans qu'il
leur soit vraiment possible de restituer en deçà et
au-delà de ce qui leur est montré, la vraie cohérence
d'une démarche.
Pour le groupe Gutaï, l'assimilation hâtive aux mouvements
internationaux du moment grâce à son adoption, à
l'origine positive sur le plan médiatique mais sans doute
intempestive à long terme, par Michel Tapié sous la
bannière fourre-tout de 1"'Art.autre" ou d'une
abstraction lyrique internationale qui allait s'épuisant
en cette fin des années cinquante, fut évidemment
désastreuse, mais elle eut sans doute le mérite de
nous permettre aujourd'hui de faire le partage entre ce qui n'était
qu'épi-phénomène collectif (si fascinant soit-il)
et ce qui témoignait d'un véritable projet personnel.
Les circonstances de la guerre, en maintenant Kasuo Shiraga(3) à
Kyoto et en le contraignant de suivre à l'Ecole des Beaux-Arts
une formation traditionnelle, en le préservant aussi des
engouements. idéologiques de la capitale, sans le couper
d'une information livresque assez large sur l'évolution de
l'art moderne international, eurent sans doute l'avantage de cristalliser
ses réactions aux enseignements reçus et exaspérèrent
la violence profonde du déchirement de son être intellectuel.
D'une part, la maîtrise manuelle de la calligraphie japonaise
(que l'artiste. pratique toujours et qui a reçu la reconnaissance
d'une exposition spécifique, en 1976, à la Miyako
Gallery d'Osaka), de l'autre une recherche originale pour s'abîmer
dans la fluidité de cette peinture à l'huile étrangère
dont les senteurs thérébantes le gri-saient déjà
dans la maison paternelle, lorsqu'il était enfant.
On n'insistera jamais assez sur l'importance de cette tradition
calligraphique renou-velée dans la relation des artistes
japonais de l'après-guerre avec les avant-garde occidentales
du moment(4). Le principal acteur de cet échange était
Shuryu Morita (né en 1912) qui, de 1947 à 1959 avait
publié la revue Sho no Bi {Beauté de la calli-graphie),
en cherchant à renouveler les formes de cette tradition avec
son groupe Bokujin Kai (les hommes de l'encre), puis le journal
Bokubi qui fut au début des années cinquante l'un
des organes de diffusion, les plus actifs de l'abstraction lyrique
en France et de l'expressionnisme abstrait américain.
Il faut rappeler les liens étroits qui unirent à ce
moment, Jiro Yoshihara, Shuryu Morita et Bokubi dans cette réflexion
sur les rapports des japonais avec l'art inter-national, mais aussi
sur les objectifs et l'objet même de la création artistique.
Morita reprenait à son compte, en les poussant de façon
radicale, les intentions tra-ditionnelles de la calligraphie japonaise
sur l'absence d'habilité et l'équilibre fusion-nel
à rechercher entre l'artiste et son matériau: "La
brosse et la personne qui l'uti-lise sont choses bien différentes
mais si les deux s'unissent, l'élément nécessaire
à la création de J'art calligraphique apparaît
(...} Je pense que l'unité de l'artiste et de son médium
doit apparaître dans une uvre tandis que l'uvre
doit donner aussi l'impression d'être née naturellement
de la couleur et de l'encre elles-mêmes".
L'action manifeste, historique, l'une des plus extrêmes du
groupe Gutaï, pendant laquelle Kasuo Shiraga s'immergea dans
la boue, au Ohara Kaikan de Tokyo, en octobre 1955, nageur éperdu
de la matière, s'agitant en une transe de copulation chtonienne,
apparaît déterminante dans son évolution, entre
les toiles maçonnées au couteau, en damiers de flux
alternés, de 1953 ou les nuées viscérales tracées
au doigt de 1955 et les premières peintures réalisées
avec les pieds en 1957.
Shiraga retient de son action dans la boue, la perception. horizontale
au sol, ce regard dominant qui permet déjà au calligraphe
de fondre sur son papier comme un rapace sur sa proie, et d'en saisir
le tout par une gestuelle véhémente et immédiate.
Il est d'ailleurs significatif à ce point de vue qu'il utilise
d'abord pour ses premières uvres le papier, bientôt
abandonné parce que trop fragile, malgré sa qualité,
pour résister à l'imprégnation de la pâte
et à la violence saccadée du geste.
Shiraga explique volontiers qu'il utilise les pieds afin d'éviter
les habiletés de l'acquis de sa main pour la calligraphie
traditionnelle. Il rejoint ainsi une attitude que Léonard
de Vinci avait recommandé d'adopter, cette négligence
heureuse qui per-met de s'attacher à "l'aménagement
du monde chaotique" (Focillon}. Les contraintes techniques
de la peinture Nihonga, dans l'utilisation même des pigments,
s'opposaient à cette immédiateté qui lui était
nécessaire, alors que la fluidité de l'huile la facilitait.
Cette fluidité était qualité de médium
mais aussi métaphore de fusion avec les forces de l'univers
auxquelles l'artiste désirait s'unir. Sans doute le rapprochement
avec le travail de Pollock est-il frappant mais i! faut bien marquer
la distance qui sépare son attitude des informations reçues
par les artistes du Kansai en 1953 sur le lyrisme abstrait de Kline
et de Soulages, sur la matière existentielle de Dubuffet
et le dripping de Jackson Pollock. Au lieu de projeter la peinture,
Shiraga la .dépose en amas visqueux puis l'étale en
une gestuelle des pieds qu'il peut contrôler en se suspendant
à une corde.
Aujourd'hui, lorsqu'elle se manifeste en public, comme ce fut le
cas à Marseille en 1987, cette action, qui frappe le spectateur
par son intensité réfléchie et détermi-née,
est précédée d'une méditation qui en
accuse le caractère rituel - ce qui est souligné aussi
par la présence d'un assistant, la femme de l'artiste. On
pense davan-tage au Pollock chamanique de The Moon-Woman. cuts the
circle ( 1943, Musée National d'Art Moderne; Paris} qu'à
celui des drippings.
Dans ses titres même, Shiraga associe l'évocation des
pulsions instinctives à ses tableaux(5). Cette véhémence
se confond maintenant en lui avec la maîtrise du zen. En 1970,
il est devenu moine au temple Euryaku qui est depuis sa fondation
à ra fin du 8èrile siècle par le moine Saicho,
le sanctuaire principal de la secte bouddhiste Tendaï sur le
Mont Hiei.
L'appartenance aux traditions spirituelles japonaises n'est pas
ici coquetterie super-ficielle. Elle signifie aujourd'hui pour lui
de consacrer une part importante de son année à la
méditation, à la calligraphie et à des missions
de temple en temple. Mais elle a sans doute beaucoup contribué
avant même qu'il n'entre à Eunyaku-Ji, à une
réflexion sur le rapport du créateur avec son uvre.
Shiraga s'est attaché à la notion de " matérialisation
directe " de la volonté de l'artiste. "II vaut
mieux avoir confiance en nous-mêmes et faire effort dans nos
vies, car l'être humain est indécis et divers. Une
bonne ou intense sensibilité peut s'exprimer sincèrement
et forte-ment aussi bien par l'action que par les mots. La valeur
humaine ne peut être fabri-quée. C'est quelque chose
qu'il vous faut construire jusqu'à la mort. L'uvre
n'a de sens que lorsque vous la faites. Vous ne pouvez juger d'une
uvre, qu'elle paraisse absurde ou que ce soit une vraie uvre
d'art, que dans l'état présent de la sensibili-té
de l'artiste"(6).
Sa peinture renvoie à cette fusion de l'homme avec la nature,
partout recherchée et tant affirmée au Japon grâce
au syncrétisme shinto-bouddhiste, perceptible jusque dans
les Onsen (sources chaudes) du nord du Japon ou le bain collectif
dans une eau surgie du magma terrestre possède des vertus
fertilisantes (signifiées par un phallus de bois), comme
dans tous les cultes rendus aux éléments naturels,
tels qu'arbres ou rochers, grottes ou rivages. Elle évoque
cette "colère" des Mandalas dont. parle Taro Okamoto
:"Le Mandala représente l'indignation, le ressentiment
absolu. Cette rage va se répandre comme des ondes lumineuses
par tout l'Univers avec une intensité centrifuge assurant
à la fois le repos et le dynamisme. Sans cette "fureur",
on ne peut imaginer d'expression ferme capable de comprendre l'univers"(.7).
Elle a le caractère ardent d'une lutte infernale comme celles
qui frappent tant l'imagination dans le chef-d'uvre des rouleaux
peints du Tai-mitsu (ésotérisme tendaï), de la
période Heian, Fudo-Myofo (Xlème siècle, Shoren-ln,
Kyoto) ou qui réapparaissent aujourd'hui dans l'art kitsch
d'inspiration traditionnelle de Madami Teraoka (Le poul-pe et la
pêcheuse de perles, 1986). Mais elle refuse toute anecdote,
nouant et dénouant ses violences sacrées en lacis
entremêlés ,dans une boue de couleurs ori-ginelle.
On pense aux douleurs d'lzanami l'une des déesses qui président
aux origines du monde: "de ses vomissements naquirent le dieu
et la déesse de la montagne de métal; de ses excréments
le dieu et la déesse de l'argile, de son urine Mizahano-me
(déesse de l'eau) et le dieu Waku-nusubi qui eut pour fille
la déesse de la nourrituree abondante"(8). Une grande
toile de 1963 m'avait frappé, lors de ma visite chez l'artiste
en novembre 1984, qui noyait dans la peinture écarlate, comme
en un bain de sang, la toison sauvage d'une dépouille de
sanglier. Cette violence extrême éva-cuait tout tracé,
l'année même où furent réalisés
les chefs-d'uvre les plus telluriques
et
les plus graphiques de l'artiste. Car ce qui frappe dans l'art de
Shiraga, à tout moment, ç'est sa force de conjuration,
là maÎtrise somptueuse d'une danse qui organise et
discipline le chaos en le foulant, et qui refuse cet anéantissement
hallu-ciné qui traverse l'art japonais depuis la dernière
guerre mondiale et dont le théâtre Butoh nous a donné
l'image la plus spectaculaire.
A partir de la seconde moitié des années soixante,
on assiste à une mutation de I'uvre de Shiraga qui
accentue soit l'effet de blason des signes puissants qui s'y entrelacent,
soit leur impact coloré par le recours fréquent, depuis
les années 80, à la monochromie du rouge, du blanc
et surtout du noir.
Dans ces toiles s'impose un sentiment extrême de concentration
et de grave jubila-tion qui dépasse d'autres tentatives d'atteindre
l'unité cosmique, vers 1965, puis vers 1975, alors qu'il
réalisait à l'aide d'une longue spatule de grands
cercles dyna-miques où se fondait dans le mouvement la diversité
chromatique des pigments. Cette nouvelle fureur monochrome a l'ampleur
et l'autorité grave des chants psal-modiés des rituels
japonais.
(1)
-Cf. l'exposition Shiraga dans le cadre des expositions Japon passé
présent (Centre de la Vieille Charité, Marseille.
1987) et mon article dans le catalogue Japon art vivant, Sgraffite
éditions. Marseille, 1987, pp.29-36 : Shiraga Kazuo, le flux
torrentiel du Monde. .
(2) Cf. Alfred Pacquement, Gutai; l'extraordinaire intuition et.
documents joints, in catalogue de l'exposition Le Japon des avant-gardes,
Centre Pompidou, Paris, 1986, pp. 284-319.
(3) Cf. Catalogue de la rétrospective Kazuo Shiraga, Amagasaki
Cultural Center, 3 novembre - 3 décembre 1989. .
(4) Cf. les recherches effectuées par James Roberts dans
le cadre de ses études à l'Institut Courtauld Londres
, , I990: James Roberts rappelle .notamment s'appuyant sur une interview
de Shozo Shimamoto le rôle d'une immense calligraphie de Nantenbo
au Temple Kaiseiji de Takarazuka qui influença fortement
Morita et impres-sionna les membres de Gutaï. Cette uvre,
reprenant le caractère "Ryu" signifiant dragon
avait été réalisée avec une brosse très
pesante et large qui nécessitait une grande force de manipulation
et un mouvement concentré de l'ensemble du corps, l'encre
se répandant alors en grandes coulées.
(5) Je dois cette information à l'amabilité d'Aomi
Okabe.
(6) Kazuo Shiraga, Taisetsu na Shinkel (Précieuse sensibilité)
in Gutaï, n° 4, p. 9, juill~t 1956.
(7) Taro Okamoto, L'esthétique et le sacré, Seghers,
Paris, 1976, p. 77.
(8) Nabuhiro Masumoro! Mythologie japonaise, cité par Théo
Lésoualch, Erotique du Japon, Jean-Jacques Pauvert, Paris,
1968.
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