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Tableau d'une exposition

Dominique Widemann

Le Ciel au milieu des étoiles. Le dragon pénètre les nuages. D'emblée, le titre apposé par le peintre japonais Shiraga Kazuo à cette toile qu'il réalise en 1962 - exposée en ce moment à la galerie du Jeu-de-Paume - réfute toute tentation d'abstraction. La nature est là, non dans ses éléments formels, mais dans ses rythmes auxquels la main du peintre, son pinceau accordent les leurs. Traces et tourbillons rouge sang, dérapages contrôlés en bleu, noires éclaboussures se croisent et se superposent comme autant de mouvements recomposés du hasard. Depuis le dedans de la peinture où il se campe, l'artiste révèle les correspondances entre ses harmoniques intérieures, appuyées sur le geste, et la cosmogonie ainsi " pénétrée ". C'est - au sens propre - avec les pieds que Shiraga livre son héritage de la tradition zen, renversant toutes conventions avec une véhémence qui dévêt l'âme des torpeurs mentales dont l'engourdissent les valeurs acceptées.

Dans un conte occidental, nous assisterions en voyeurs à l'éveil que provoque le baiser du prince. Mais nous sommes au Japon, quelque part dans le Kansaï, où retentit, au début des années cinquante, le choc du groupe Gutai. En son sein se rassemble une avant-garde de jeunes artistes, peintres, sculpteurs, architectes et calligraphes désireux de croiser les genres. Parmi eux, Shiraga Kazuo, Murakami Saburo, Tanara Atsuko, Kanayama Akira, chefs de file du groupe Zéro, rejoints par d'autres dans un mouvement qui rend difficile, selon les spécialistes, toute datation précise de leurs affiliations à Gutai, dont la fondation remonte à août 1954. · ce moment-là, en tout cas, les grandes lignes de l'art Gutai (art concret) sont fixées. Dans sa contribution au catalogue qui accompagne l'exposition Gutai proposée aujourd'hui par le musée du Jeu-de-Paume, le critique et essayiste Osaki Shinichiro relate : " En juillet 1955 se tint sur les berges de la rivière Ashiyagawa "l'Exposition d'art moderne en plein air : Défi au soleil de la mi-été", première exposition en plein air de Gutai. Shiraga, à moitié nu à l'intérieur d'un assemblage conique de perches de bois rouge, une hache à la main, les entaillait de toutes ses forces ; Shimamoto avait installé une tôle en zinc criblée de trous ; Tanaka avait tendu une immense pièce de tissu rose à trente centimètres du sol ; Motonaga avait accroché à des branches de pin des sacs en plastique remplis d'eau colorée ; Murakami, courant sur une feuille d'asphalte étalée au sol, en arrachait des lambeaux ; Yoshihara, quant à lui, avait créé des volumes avec des objets ou des lanternes allumées. Une telle exposition, présentant des ouvres aussi rigoureuses sous un soleil de plomb, n'a sans doute pas d'équivalent au monde (...) "

Les artistes de Gutai poursuivront, chacun à sa manière, l'action du groupe, anticipant par sa volonté expérimentale nombre de données de l'art contemporain. Au Jeu-de-Paume, où toiles et documents sont juxtaposés, on perçoit le socle de réflexions nouvelles sur le support, la matière, la notion même de tableau, la nature de l'ouvre dont l'art conjugue jusqu'au présent l'écho. La gamme en est universelle, au-delà de la forme des ouvres. De cette universalité sans dogme ni esthétique rayonne la force de Gutai, souvent donné comme précurseur du body-art, de la performance, du happening.

Gutai oscille entre des présentations d'ouvres qui insistent soit sur l'acte, soit sur la matière, soit sur leurs relations : Shigara peignant en public pendu à une corde ; papier déchiré par Murakami, entaillé par Shimamoto, ouvres carbonisées par Yoshida. En Occident, où le mérite de la découverte de Gutai revient au critique Michel Tapiè, " l'art de l'acte " trouve son emblème dans la haute figure de l'Américain Jackson Pollock, qui, dès 1947, projette des gouttes de peinture s'écoulant de bâtons ou de boîtes percées. Ainsi, l'acte physique de peindre redonne au processus créatif ses dimensions essentielles. Le sens de la matière est poussé à son ultime maîtrise par Fautrier. L'un et l'autre contredisent une abstraction jugée par de nombreux artistes de l'après-guerre comme dérivant trop au large du vivant. Gutai s'en inspire, et s'en démarque par une imperfection revendiquée à l'instar de celle des poteries liées à la cérémonie du thé. Le hasard, la nature réintègrent leur puissance organique. Un autre Américain, Tobey, prenant la leçon de la calligraphie japonaise puisée dans un monastère, aboutira à " l'écriture blanche " de ses rythmes dans l'espace. Mathieu, Alechinsky font jaillir de cette source la rapidité de leurs pinceaux. Mais Gutai, irréductible, casse les briques à coups de dialectique jusqu'à la mort, en 1972, de son maître fondateur Yoshihara. Aujourd'hui, la galerie du Jeu-de-Paume invite à revisiter l'histoire de l'art dans sa globalité, dont Gutai est l'une des références et le monde un des villages.

Exposition Gutai, Galerie du Jeu-de-Paume, Paris. Article paru dans " L'Humanité " 11mai 99.