Manifeste
de l'art Gutai
Gendai bijutsu sengen
YOSHIHARA
Jirô, 1956
Désormais, l'art du passé apparaît à
nos yeux, sous couvert d'apparences soi-disant signifiantes, comme
une supercherie.
Finissons
en avec le tas de simulacres qui encombrent les autels, palais,
salons et magasins de brocanteurs.
Ce
sont tous des fantômes trompeurs qui ont pris les appa-rences
d'une autre matière : magie des matériaux - pigments,
toile, métaux, terre ou marbre - et rôle insensé
que l'homme leur inflige. Ainsi occultée par les productions
spirituelles, la matière complètement massacrée
n'a pas droit à la parole.
Jetons
tous ces cadavres au cimetière !
L'art
Gutai ne transforme pas, ne détourne pas la matière;
il lui donne vie. Il participe à la réconciliation
de l'esprit humain et de la matière, qui ne lui est ni assimilée
ni soumise et qui, une fois révélée en tant
que telle se mettra à parler et même à crier
. L'esprit la vivifie pleinement et, réciproquement, l'introduction
de la matière dans le domaine spirituel contribue à
l'élévation de celui-ci .
Bien
que l'art soit champ de création, nous ne trouvons dans le
passé aucun exemple de création de la matière
par l'esprit. A chaque époque, il a donné nais-sance
à une production artistique qui cependant ne résiste
pas aux changements. Il nous est par exemple difficile aujourd'hui
de considérer autrement que comme des pièces archéo-logiques
les grandes uvres de la Renaissance.
Tout
conservateur que cela puisse paraître de nos jours, ce sont
peut-être les arts primitifs et l'art depuis l'impression-nisme
qui ont tout juste réussi à garder une sensation de
vie, sans heureusement trop trahir la matière, même
triturée; ce sont encore les mouvements comme le pointillisme
ou le fauvisme qui ne supportaient pas de sacrifier la matière,
bien que la consacrant à la représentation de la nature.
Néanmoins, ces uvres ne nous émeuvent plus ;
elles appartiennent au passé.
Ce
qui est intéressant, c'est la beauté contemporaine
que nous percevons dans les altérations causées par
les désastres et les outrages du temps sur les objets d'art
et les monuments du passé. Bien que cela soit synonyme de
beau décadent, ne serait-ce pas là que, subrepticement,
se révélerait la beauté de la matière
originelle, par-delà les artifices du travestissement ? Lorsque
nous nous laissons séduire par les ruines, le dialogue engagé
par les fissures et les craquelures pourrait bien être la
forme de revanche qu'ait pris la matière pour recouvrer son
état premier. Dans ce sens, en ce qui concerne l'art contemporain,
nous respectons Pollock et Mathieu car leurs uvres sont des
cris poussés par la matière - pigments et vernis.
Leur travail consiste à se confondre avec elle selon un procédé
particulier qui correspond à leurs dispositions per-sonnelles.
Plus exactement, ils se mettent au service de la matière
en une formidable sym-biose.
Nous
avons été très intéressés par
les informations que DOMOTO Hisao et TOMINAGA Sôichi nous
ont données au sujet de Tàpies, Mathieu et les activités
de l'art informel, et sans en connaître les détails,
nous partageons la même opinion pour l'essentiel. Il y a même
une étonnante coïncidence avec nos revendications récentes
au sujet de la décou-verte de formes entièrement neuves
et qui ne doivent rien au formes préexistantes. L'on ne sait
toutefois pas clairement si, sur le plan des recherches possibles,
les composantes formelles et conceptuelles de l'art abstrait - couleur,
ligne, forme, etc. - sont appréhendées dans une quelconque
rela-tion avec la spécificité de la ma-tière.
Quant
à la négation de l'abstraction, nous n'en saisissons
pas l'argument essentiel; quoi qu'il en soit, l'art abstrait sous
une forme déterminée a perdu tout attrait pour nous
et l'une des devises de la formation de l'Association pour l'art
Gutai, il y a trois ans, consistait à faire un pas en avant
par rapport à l'abstraction, et c'est pour nous en démarquer
que nous avons choisi le terme de "concret" ; mais également
et surtout parce que nous voulions nous positionner de manière
ouverte sur l'extérieur, en opposition avec la démarche
centripète de l'abstraction .
A
ce moment-là, encore maintenant d'ailleurs, nous pensions
que le legs le plus important de l'abstraction résidait dans
le fait qu'elle avait vraiment ouvert la voie, en ne limitant pas
l'art à la simple représentation, à de nouvelles
possibilités de création d'un espace autonome, digne
du nom de création. Nous avions décidé de consacrer
notre énergie à la recherche des possibilités
d'une création artistique pure. Pour concrétiser cet
espace "abstractionniste", nous avions essayé de
créer une complicité entre les dispositions humaines
de l'artiste et la spécificité de la matière.
Nous avions en effet été étonnés par
la constitution d'un espace inconnu et inédit dans le creuset
de l'automatisme où se fondaient les dispositions propres
à l' artiste et le matériau choisi. Car l'automatisme
transcende inévitablement l'image du créateur. Nous
avons donc consacré tous nos efforts à la recherche
de moyens personnels de création spatiale au lieu de compter
sur notre seule vision.
Si
nous prenons par exemple KINOSHITA Toshiko, qui est membre de notre
association, elle n'est que professeur de chimie dans un collège
de jeunes filles; en déposant tout simplement des substances
chimiques sur du papier filtre, elle arrive à générer
un espace étrange. La réaction ne se faisant pas immédiatement,
il faut attendre le lendemain de la manipulation pour connaître
le résultat définitif et précis. Il faut signaler
que le mérite d'avoir été la première
à miser sur les formes que peut prendre ce matériau
bizarre lui revient. Après Pollock, il peut y avoir des milliers
de Pollock sans que cela nuise à son prestige car ce qui
compte, c'est la découverte.
Sur
une immense feuille de papier, SHIRAGA Kazuo dépose un amas
de peinture et l'étale violemment avec les pieds. Ce procédé
entièrement neuf a été accueilli par les journalistes
de-puis deux ans comme art cor-porel, mais en fait SHIRAGA n'a jamais
eu l'intention de monter en spectacle son étrange ou-vrage;
il n'a fait que recueillir , dans des conditions spon-tanées,
le moyen de réaliser la synthèse entre le matériau,
qu'il a choisi en fonction de son tem-pérament, et son état
psy-chique.
Par
rapport à la méthode orga-nique de SHIRAGA, SHIMAMOTO
Shôzô poursuit depuis quelques années des manipulations
mé-caniques. Il fracasse un flacon de verre rempli de vernis
sur un support et obtient ainsi une peinture résultant des
écla-boussures et des projections, ou bien, il provoque l'explosion
par gaz d'acétylène d'un petit canon de sa fabrication
rempli de couleurs qui se répandent en un instant sur une
grande toile ; cette expérience est d'une fraîcheur
à couper le souffle.
Il
y a également les travaux de SUMI Yasuo, qui utilise un vibrateur
électrique et les uvres de YOSHIDA Toshio constituées
d'un tas unique de pigments.
Cette
quête d'un univers original et inconnu a donné naissance
à de nombreuses autres uvres sous forme d'"objets".
Les conditions imposées lors de l'exposition en plein air
qui avait lieu tous les ans à Ashiya, furent sans doute très
stimulantes. Quant aux travaux qui combi-nent différents
matériaux, il ne faut cependant pas les confondre avec les
objets sur-réalistes car les premiers évitent de mettre
l'accent sur le titre et le sens de l'uvre, contrairement
à ces derniers. l'objet de l'art Gutaï - feuille de
métal co-lorée (TANAKA Atsuko) ou bien forme semblable
à une moustiquaire réalisée dans du vinyle
rouge (YAMAZAKI Tsuruko) -doit être considéré
comme une action intentée à la spécificité
de la matière, couleur et forme. Le fait d'être une
association ne signifie pas qu'il y ait un quel-conque contrôle,
car dans la mesure où elle se veut jusqu'au bout un lieu
de création, elle donne lieu à toutes sortes d'ex-périences:
art corporel, art du toucher et musique concrète (depuis
plusieurs années SHI-MAMOTO Shôzô a réalisé
des uvres expérimentales dignes d'intérêt).
L'uvre
de SHIMAMOTO Shôzô qui donne l'impression de marcher
sur un pont effondré; celle de MURAKAMI Saburô évoquant
un corps entré dans une longue-vue scrutant le ciel; l'élasticité
organique des grands sacs de vinyle de KANAYAMA Akira ; ou le Costume
fait d'ampoules clignotantes de TANAKA Atsuko ; ou bien encore les
formes d'eau et de fumée de MOTONAGA Sadamasa.
L'art Gutaï respecte tous les pas en avant et toutes les audaces
vers l'inconnu. De prime abord, on nous confond souvent avec Dada,
que nous ne négligeons nullement et dont nous découvrons
à nouveau le mérite. Il faut dire cependant que nous
sommes bien différents et que notre démarche naît
au contraire de l'aboutissement des recherches de nouvelles possibilités.
Une
spiritualité vivante nourrit toujours les expositions de
Gutai et nous espérons que les nouvelles découvertes
de la vie de la matière produiront tou-jours un cri retentissant.
Geijutsu
shincho, (Nouvelles Tendances artistiques), Tokyo, décembre
1956, pp.2O2-2O4.
Traduit du japonais par Francette Delaleu
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