SUR L'ART
GUTAI
Jiro
Yoshihara 1959
Quand,
à la fin de la guerre, je suis descendu de la montagne, où
l'on m'avait permis de me retirer, pour me reposer, tout au long
de cette désastreuse époque, je me suis retrouvé,
à mon atelier d'Ashiya, entouré de tout un groupe
d'étudiants en art qui s'enthousiasmaient à parler
jusqu'à des heures avancées de la nuit de l'avenir
du nouvel art. C'était l'attrait irrésistible qu'ils
ressentaient pour l'abstraction qui les avait amenés vers
moi, peut-être parce que j'avais été, avec Saburo
Hasegawa, Seisei Murai et Nagao Yamaguchi, un des premiers à
me livrer à des tentatives d'art abstrait au Japon.
Mais à la vérité, ce n'est que par amitié
que je voulais encourager ces jeunes artistes, dans leurs ardentes
recherches de quelque chose d'inconnu et je ne songeais pas le moins
du monde à les académiser dans quelque abstraction
que ce fût.
Cependant, après quelques années de fréquents
échanges, je commençai à entrevoir parmi mes
nouveaux compagnons des individus remarquables tels que Shimamoto
et Yamazaki. Ils étaient décidés à se
libérer de leur " acquis " et à explorer
par l'expérience et l'aventure un champ d'action nouveau
d'une expression plus directe. Ainsi le nombre des participants
au groupe augmenta autour de 1950 et la plupart d'entre eux participèrent
à l'exposition municipale d'Asihaya, une ville voisine d'Osaka
où nous habitons. A l'époque, cette exposition était
peut-être la plus libre et la plus ouverte du monde et je
m'honorais d'être membre de son jury. Chaque année,
des uvres pleines d'audace et d'aventure y étaient
admises, présentées par Masanobu, Shiraga, Murakami,
Tanaka, Motonaga, et bien d'autres encore. Presque tous ces artistes
sont actuellement les membres principaux du groupe Gutaï. C'est
ainsi que les activités et l'existence même de notre
groupe ont fini par être reconnues comme significatives par
plusieurs amateurs d'art.
C'est en 1951 que l'Association de l'art Gutaï fut fondée
et qu'elle fit son noyau de la première revue GutaÏ,
qui restera toujours comme un précieux document de témoignage
historique. Pour des raisons financières, les artistes de
l'association furent obligés de l'imprimer euxmêmes,
au moyen d'une très modeste presse qu'ils avaient payée
de leurs deniers. Le tirage en fut limité à 500 exemplaires.
" GutaÏ " est un mot japonais qui signifie "
concret " ou " matérialisation " . Il semble
que ce mot intrigue les gens qui connaissent les activités
de Gutaï. A l'époque nous prêtions à ce
mot le sens suivant : essayer de saisir visuellement et directement,
en les incarnant dans la matière, les aspirations intérieures
des hommes actuels. L'esprit, libéré de normes auxquelles
les artistes ne pouvaient échapper jusqu'à présent,
cherche à dégager d'une manière concrète
ce qui se forme à travers le chaos.
A la fin de l'exposition municipale d'Asihaya de 1955, j'ai soumis
au comité directeur le projet d'une exposition en plein air.
Ce projet fut accepté et réalisé dans les bois
de pins de la plage. On lui donna le titre quelque peu présomptueux
de: "Exposition des expériences artistiques de l'art
d'avant-garde lançant le défi au soleil de plein été
". On n'oubliera pas l'extraordinaire ambiance créée
par ces uvres immenses qui remplissaient tout le bois. Il
y en avait une, entre autres, simplement faite de pieux enfoncés
dans la terre et formant une ligne d'un peu plus de cent mètres;
d'autres parcouraient, suspendues d'un arbre à l'autre,
les cimes des pins. L'expérience de cette exposition confirma
les artistes du groupe Gutaï dans leur volonté de rompre
avec l'art du passé. Shiraga, par exemple, se servit d'un
grand morceau de bois dur, taillé à coups de hache
et coloré en rouge; et Tanaka, d'une vaste étoffe
qu'il tendit horizontalement et qui ondulait au souffle du vent.
Dans la première exposition d'intérieur qui eut lieu
pendant l'automne de la première année, à la
maison d'Ohara, cet esprit d'aventure se manifesta encore davantage
et ces expériences, reprises en 1956, m'amenèrent
à penser à la possibilité de les mettre en
scène. Après que la revue américaine "
Life " eut envoyé en 1956 un photographe pour faire
un reportage sur nos activités, " L'Art Gutaï en
scène " fut enfin réalisé un soir de Mai
1957 au théâtre du journal Sankei à Osaka. Onze
pièces furent présentées.
Il y eut par exemple les bâtons de Shiraga qui, appuyés
contre un mur, tombaient les uns après les autres au rythme
d'un tambour. Shiraga apparaissait lui-même, au dernier coup,
par le fond de la scène qui se déchirait en deux
puis exécutait une danse étrange et lente au milieu
d'archers lançant leur flèche vers le fond du théâtre.
Tout cela dans un mouvement intensément dramatique de sensations
pures excluant tous éléments littéraires possibles.
Il y eut encore, parmi d'autres manifestations, la présentation
de Murakami qui, montant en scène un bâton à
la main, déchirait un très grand paravent de papier.
Le bruit de l'explosion, amplifié par des microphones, était
d'un effet singulier. L'éclairage tombant à la fin
sur le paravent déchiqueté, on ressentait, de sa beauté
imprévue une étrange émotion.
Le même essai théâtral fut repris à Tokyo
la même année, mais, comme toujours, les amateurs et
les critiques favorables étaient rares. On avait tendance
à prendre l'art Gutaï pour une variété
d'" action painting " ou un nouveau Dada; soit encore
pour un mélange des deux. Je sais aussi qu'on nous considère
comme d'intraitables chambardeurs dans le milieu des critiques de
notre pays.
Durant ces cinq années, notre groupe, composé d'une
vingtaine de jeunes artistes demeurant à Osaka ou aux environs,
a fait de nombreuses expositions à Tokyo, Osaka, Kyoto et
ailleurs. Nous avons d'autre part organisé trois expositions
en plein air, qui étaient autant d'aventures, et trois expositions
d'"art utilisant la scène ".
A ces expositions en plein champ on a vu par exemple surgir une
" uvre " de plusieurs dizaines de mètres.
Et d'autres " uvres " qui consistaient en l'illumination
du fond d'un trou creusé dans le sol. Ou bien c'était
un objet flottant sur l'eau. Ou un tableau tout blanc suspendu
à une énorme citerne à moitié détruite
par la guerre. Ou encore une boîte jaune flottant à
l'entrée d'un golfe pour intégrer dans l'uvre
le dessin compliqué de la plage.
Nos expositions scéniques ont été encore plus
sensationnelles et sans précédent. On y voyait un
costume fait de plusieurs centaines d'ampoules électriques
allumées puis éteintes alternativement... Ou des cercles
de fumée volant pêle-mêle à travers la
scène et au dessus des spectateurs. On a même présenté
comme " uvres " le mouvement d'écraser des
ampoules, ou de transpercer furieusement des murs de papier avec
des bruits délibérément amplifiés. Nous
prétendons avoir créé un art théâtral
qui n'appartient ni au théâtre ni à la danse
existante. Il est intéressant de noter que parmi tant de
cris, d'injures et de railleries, seul M. Tetsuji Takéti,
metteur en scène, l'a appelé théâtre
pur.
Ainsi nos activités se sont-elles hissées à
un niveau d'union pure entre l'esprit et la matière dans
tous les domaines utilisables. Mais nos critiques d'art n'ont jamais
voulu sortir de leurs critères étriqués. Ils
n'ont fait que railler et ricaner. Gutaï n'était pour
eux ni beaux-arts, ni théâtre, ni musique. C'est qu'il
dépassait toutes les catégories de leur esthétique.
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